TRITURER LES TEMPS


Pour raconter une action passée, le français dispose pour l'essentiel de deux temps : le passé simple (PS) et le passé composé (PC), alors que le grec n'a que son aoriste et l'anglais son prétérit. Est-ce un avantage ? Non ! s'exclament les traducteurs d'anglais ou de grec en français. Ils savent que pour eux cette apparente richesse est un handicap. Chacun des deux temps a ses charmes, mais aucun d'eux ne fait entièrement l'affaire. Le PS, plus classique, paraît souvent guindé, surtout si l'on doit sortir de la naphtaline les premières et deuxièmes personnes du pluriel. Le PC, plus courant, plus familier, traîne comme un boulet ses auxiliaires être ou avoir qui le rendent soûlant à la longue.

Une solution commode est de panacher, mais attention : ce passage d'un temps à l'autre est une sorte de changement de plan, ou de focale — un événement linguistique fort, voyant, donc délicat à manier. Or certains auteurs, même parmi les bons, changent quand ça les arrange, sans nécessité expressive. La majorité des lecteurs s'en foutent sûrement, mais moi ça me gêne, j'y vois une maladresse.

J'ai tenté de me bricoler une règle du jeu naguère dans le Verbier et les Coups de langue. Et voilà que les écrits de L. me posent le problème avec un maximum d'acuité. Ses poèmes en prose, pour la plupart, sont narratifs. L'action qu'ils décrivent est située dans un passé indéfini. Souvenirs anciens ou rêves de la veille ? Dans le premier cas, on tenterait le PS ; dans l'autre, le PC. Là, on ne sait. Je tâtonne donc, au feeling. Lorsque le poème me semble adopter un ton plus classique, plus romanesque, je penche vers le PS ; si je le sens plutôt familier, réaliste, le PC paraît s'imposer. C'est aussi une question de tempo : une succession d'événements appelle le PS, plus actif, plus vif, tandis que le PC s'accorde mieux à une situation de temps ralenti, suspendu.

Puis-je introduire ainsi une séparation arbitraire entre les poèmes ? J'ai l'impression d'un sacrilège, avant de me rendre compte qu'au contraire cette alternance est la bienvenue, qu'elle contribue à brouiller les pistes, à renforcer, en diluant le temps, cette impression de flou, de flottement qui fait l'étrange beauté de ces poèmes. (Sans compter que cette incertitude linguistique est plutôt bien accordée à la langue grecque, moins codifiée, moins stricte que la nôtre — voir, par exemple, ce balancement entre tutoiement et vouvoiement que vous infligent certains locuteurs là-bas.)

Premier bilan : les poèmes que j'ai mis au PS sont minoritaires, et souvent ils virent au PC, à la fin surtout : on ralentit, on termine en point d'orgue, l'action se fige en tableau, le temps s'arrête. Pour faire planer le poème un peu plus encore, j'ajoute ici ou là des imparfaits vaguement insolites, comme chez Flaubert ou Simenon. Parfois le schéma se complique, avec des alternances PS-PC au sein d'un même poème. Exemple :


«On ne l'a pas vu, non» disait la femme du concierge, et la lune émergeait toute blême de la colline, je savais qu'il se cachait, mais moi je le reconnaîtrais à son grand linceul qui touchait les bords de la ville et au creux du violon où son âme avait glissé cette nuit-là quand on le piétinait,

et soudain je l'ai vu dans la chambre, il montait très lentement à l'échafaud, tandis que la lanterne du veilleur de nuit lui perçait le flanc, je l'ai vu, je vous dis, calme et serein comme les morts qui ont refusé la douleur pour dilapider Dieu,

«ouvrez, criais-je, on est en train de tuer quelqu'un», la vieille ouvrit et lui à genoux léchait leurs chaussures, dans les cieux, «nous sommes restés seuls tous deux» dit-il, et alors un murmure est venu de loin, le désir fou de revoir mon père, mais les années avaient passé, et l'innocence vacillait à présent comme un ange qui souffre des ailes,

«ne me dénonce pas», disait-il, et tandis qu'il ouvrait sa veste je vis le démon qui lui avait mangé tout son corps, et sa tête s'appuyait sur la main de l'anachorète

qui priait dans le désert.


Les deux clés du dispositif que j'ai installé : d'une part «je l'ai vu» redoublé, d'autre part «je vis».

En grec, c'est trois fois le même verbe au prétérit. Oui, mais je sens dans ce poème une sourde lutte entre deux forces. Le début, qui malgré la mort toute proche respire la solennité et l'harmonie, c'est le PC qu'il lui faut. L'action, avec lui, gagne du poids et de la durée. «Je l'ai vu», ce n'est pas une action fugitive, mais quelque chose d'acquis et qui dure ; il contient un «je l'ai» et un «je le vois encore».

Pour que ce PC ressorte pleinement, il n'en faut pas d'autre avant lui. «Dire» et «émerger», au début, des prétérits en grec, deviennent donc des imparfaits, pour qu'on imagine la femme du concierge répétant sa phrase, pour que tous ces imparfaits du premier paragraphe forment une étendue grise, une masse immobile sur laquelle va se détacher «je l'ai vu» dans tout son éclat.

À ce début plutôt «calme et serein», je vois s'opposer la suite où ça se gâte, ou tout «vacille». Le passage du PC au PS me sert à souligner cette rupture interne.

Le «criais» du troisième paragraphe, prétérit dans l'original, est ici à l'imparfait pour la symétrie avec le «disait» du début, et parce que les imparfaits me sont précieux, tout du long, pour que l'action à tout moment semble suspendue. Et voici soudain le premier PS, la vieille qui «ouvrit» : acte pauvrement factuel, sans épaisseur et sans noblesse, et surtout effet de surprise, violence faite à la langue, déraillement, désordre. Je voudrais qu'on ait là l'impression d'une machine qui se déglingue. Le PC revient, saluant le retour de l'espoir ; de nouveaux imparfaits maintiennent alors l'incertitude, avant la terrible vision finale, «je vis», second coup de poignard. Cette mort cruelle est visiblement le contraire de celle du début.


Me relisant le lendemain, je me dis, est-ce bien nécessaire ? Ne peut-on pas laisser ce pauvre poème tranquille ? Que donnerait-il sans ces triturations arbitraires, ces vaines acrobaties, toute cette frime ?

Essayons. Les prétérits du grec passent tous au PC, bien sagement. Nous aurons donc :


«On ne l'a pas vu, non» a dit la femme du concierge, et la lune a émergé toute blême de la colline, je savais qu'il se cachait, mais moi je le reconnaîtrais à son grand linceul qui touchait les bords de la ville et au creux du violon où son âme avait glissé cette nuit-là quand on le piétinait,

et soudain je l'ai vu dans la chambre, il montait très lentement à l'échafaud, tandis que la lanterne du veilleur de nuit lui perçait le flanc, je l'ai vu, je vous dis, calme et serein comme les morts qui ont refusé la douleur pour dilapider Dieu,

«ouvrez, ai-je crié, on est en train de tuer quelqu'un», la vieille a ouvert et lui à genoux léchait leurs chaussures, dans les cieux, «nous sommes restés seuls tous deux» a-t-il dit, et alors un murmure est venu de loin, le désir fou de revoir mon père, mais les années avaient passé, et l'innocence vacillait à présent comme un ange qui souffre des ailes,

«ne me dénonce pas», a-t-il dit, et tandis qu'il ouvrait sa veste j'ai vu le démon qui lui avait mangé tout son corps, et sa tête s'appuyait sur la main de l'anachorète

qui priait dans le désert.


Pourquoi pas ? Voilà un poème très honorable et bien élevé. Je comprends qu'on goûte pareille simplicité. C'est un rêve tel qu'on le raconte après coup, tranquillement — mais peut-être pas tel qu'on le vit dans le trouble et l'angoisse.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°163 en avril 2017)