D'UN ALPHABET L'AUTRE


Le passage d'un alphabet à l'autre est toujours périlleux et jamais pleinement satisfaisant. À preuve la translittération des mots grecs en français, un sacré sac de nœuds.

Exemple : le nom d'un des plus grands poètes grecs. En version originale, il s'appelle Κωνσταντίνος Καβάφης, ce qui peut se transcrire lettre-à-lettre ainsi : Constantinos Cavafis (mais on pourrait remplacer les deux C initiaux par des K), et s'accentue sur l'avant-dernière syllabe du prénom et du nom : ConnstannDInos CaVAfis. Le poète lui-même avait choisi de s'écrire Cavafy, ce qui lui semblait plus anglais, plus chic. Il vivait à Alexandrie, ville cosmopolite à l'époque, parlait couramment le français et l'anglais, affectant même, dit-on, un léger accent britannique.

Aujourd'hui, c'est la pagaille. Les Allemands et les Italiens lui désobéissent : il est connu chez eux sous le nom de Kavafis, tandis que les pays anglophones, docilement, lui donnent du Cavafy, graphie que ses traducteurs français successifs, de Marguerite Yourcenar à Ange S. Vlachos, ont eux aussi repris pieusement, pendant longtemps. Pourtant ce Cavafy pose problème, tout officiel qu'il soit. Contrairement à ce qu'affirme dans sa préface Mme Yourcenar, qui traduisit le poète sans connaître sa langue, le S final se prononce encore en grec aujourd'hui ! Cavafy, de nos jours, est la survivance un peu ringarde d'une époque où les noms étrangers, pour passer la frontière, devaient revêtir le costume du pays d'accueil — comme les Dupondt dans Tintin. On ne rhabille plus le duc de Buckingham en M. de Bouquinquant, comme au XVIIe siècle, mais on voyait encore débarquer, il y a cinquante ans, un Jean Ritsos ou un Georges Séféris — alors que nul Grec n'a jamais osé donner à lire à ses compatriotes un Yorgos Simenon ou une Margarita Yourcenar.

Le premier traducteur francophone à s'affranchir d'une tradition douteuse fut (sauf erreur) Dominique Grandmont, qui publia en 2000 une quasi-intégrale des poèmes de Cavafis. Il y justifie longuement son acte sacrilège, mais légitime, justifié par un souci de fidélité à l'original.

Puis mon tour est venu de publier une intégrale du Poète. Étant mon propre éditeur, et feu l'auteur ne pouvant plus protester, je suis entièrement libre de mon choix. Revenir à Cavafy ? Pas question : j'applique obstinément, depuis vingt-cinq ans, un système à peu près cohérent qui vise à reproduire au plus près les sonorités de la langue originale. Je l'appliquerai donc. Ce que j'apporte de nouveau par rapport aux traducteurs précédents : l'accent tonique, que je marque par un accent. (Un accent grave, car en grec le ?, équivalent de notre e, se prononce toujours [è].) L'accent tonique est un élément sonore essentiel. Son changement de place à l'intérieur du mot modifie sa couleur et parfois son sens, c'est pourquoi le lecteur français doit savoir où il se trouve. Ce sera donc Cavàfis.

Mes efforts sont-ils bien raisonnables ? En un quart de siècle je n'ai pratiquement pas eu d'émules, mon système fait rigoler les uns et laisse les autres indifférents. La plupart de mes lecteurs, très satisfaits de CavaFIS, n'ont rien à cirer de ce CaVAfis parachuté. Pourtant je m'obstine. Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, et puis je ne suis pas totalement seul : les cartes Michelin et Wikipédia marquent l'accent tonique eux aussi ! Ce soutien d'institutions solidement pragmatiques me réconforte. Dans un siècle au plus tard, tout le monde aura suivi le mouvement.

Mais je n'en ai pas fini avec mon poète. Reste le choix entre C et K. Pourquoi pas Kavàfis ? Je n'irai pas jusque là, pour deux raisons. Primo, je réserve en principe le K pour donner une coloration rude, ou exotique ; notre poète étant plutôt raffiné, occidentalisé, le C lui va mieux au teint — il ne l'a pas choisi au hasard. Secundo, le choix du C me permet de rester fidèle à mes principes tout en ne m'éloignant pas trop de la tradition. Changer un nom consacré, ce n'est pas un acte anodin, ne cassons pas la baraque sans raison valable, tâchons de heurter le moins possible.

Et le prénom ? Pourquoi ai-je préféré la forme francisée Constantin à Constandìnos, qui serait plus conforme à mon système ? J'avoue à ma grande honte que je n'y ai même pas pensé. Les raisons de ce choix instinctif ? J'en vois trois possibles : un petit pas en arrière après un pas en avant, par souci d'équilibre, et pour se faire pardonner par le poète mon agression ; le côté encombrant, peu esthétique, de la forme longue du prénom ; s'agissant d'un poète obsédé par le passé antique, le choix d'une forme qui renvoie mieux le lecteur français à l'Antiquité.

Et Còstas Karyotàkis, que je termine de traduire ces jours-ci ? Pourquoi C et K ? Pourquoi pas K et K, ou C et C, ou même K et C ? Còstas, je peux encore le justifier : c'est le diminutif de Constantin, prénom calme et doux que je vois mieux sans K ; mais le K de Karyotàkis, alors que ce poète n'est pas moins tourné vers l'Occident que Cavàfis ? Je n'ai rien pour l'expliquer, sinon le respect de l'usage dominant. Ne pas savoir pourquoi j'aime ou je non, voilà qui m'humilie.

Je prévoyais, en entamant cette page, de terminer sur une noble conclusion du genre : le traducteur doit penser à tout, ne rien laisser au hasard, être capable de motiver tous ses choix. Et patatras. Comme quoi cela se confirme : la traduction, c'est bricolo bout de ficelle et compagnie, et le traducteur aura toujours des progrès à faire.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°162 en mars 2017)