DU SANG À LA RIME


Traduire Karyotàkis ? J'en ai rêvé pendant vingt ans, sans me décider. Ses poèmes en vers classiques me faisaient peur. Les vers, pourtant, j'en ai traduit des milliers.

Mon trac enfin surmonté, j'achève de traduire la quasi-totalité de l'œuvre poétique, soit une centaine de poèmes. Le dernier, un simple quatrain, se conclut sur un vers qui résume toute l'œuvre. Soit, mot-à-mot :


...maintenant que j'entends la mort dans mes veines qui coule.


Ne pas le rater, celui-là.

D'abord, choisir le mètre : ce vers grec traditionnel de quinze syllabes (en fait, 6 + deux muettes / 6 + une finale muette) a pour équivalent naturel notre alexandrin, allons-y.

Ensuite, commencer par la fin, comme il se doit : c'est elle qu'il faut soigner avant tout, mieux vaut merdouiller au début et finir en beauté que l'inverse. Le mot qui sonnera le mieux en cette fin de vers et de poème, tant pour le sens que pour la sonorité, plus que «coule» ou couler», c'est «veines», plus lié au corps, et doté d'une musique adéquate, douce et plaintive. Ce qui pourrait donner :


J'entends déjà la mort qui coule dans mes veines.


Il me faut une bonne rime en [ène], que je ne trouve pas. Terminer par «qui coule» ou «couler», faute de mieux ? Les rimes ne manqueront pas, surtout celles en [lé], mais la fin sera moins belle.

— Et si tu remplaçais les veines par les artères ? C'est physiologiquement correct. Pour la rime, il y a «guère», par exemple.

— Oui, mais je n'aime pas trop «couler dans mes artères».

— Pourquoi donc ?

— «Artères» est actif, c'est le sang neuf qui part du cœur ; «veines» est passif, le sang revenant appauvri et fatigué. Le français exprime bien la différence jusque dans les sonorités : «artères» plutôt rude et percussif, «veines» plus étouffé. La fluidité de «couler», bien accordée aux veines, détonne à côté des artères pleines d'énergie.

— Alors pourquoi pas «battre les artères» ? Le vers serait plus musical que le précédent, allitéré de façon plus insistante et homogène :


Et j'écoute la mort battre dans mes artères.


— Tiens, tu passes d'«entendre» à «écouter» ?

— Le verbe grec ακούω [akoùo] veut dire l'un comme l'autre et dans le cas présent je préfère «écouter», qui renforce l'allitération, qui te permet de placer un «et» bienvenu, et dont l'aspect actif s'harmonise mieux avec «battre» et «artères». Choisissant «veines», j'aurais sans doute préféré «j'entends».

— D'accord, mais de «couler» à «battre», tu y vas fort ! La fin change radicalement de couleur ! La mort qui s'insinuait sournoisement comme un poison, tu en fais un batteur de tambour, un assaillant qui prend la forteresse d'assaut !

— Tu ne l'aimes donc pas, cette fin ? Le cœur, qui est la vie même, devenant ici un messager de mort, ce n'est pas un contre-emploi saisissant ? Tu ne trouves pas cette version plus riche, plus frappante que l'original ?

— Comment oses-tu déformer ainsi un texte ? Tu ne te sens pas un peu prétentieux de juger ta traduction ponctuellement meilleure que le travail d'un grand poète ?

Je me réponds qu'ici l'écart entre v.o. et v.f. n'est pas énorme, et qu'un petit coup de pouce à l'occasion n'est pas nécessairement malvenu. Il n'est pas tellement rare que le traducteur fasse mieux que l'auteur, ici ou là, non qu'il soit meilleur, mais parce que sa langue lui offre une solution impossible dans l'autre langue. La règle pourrait être la suivante : si l'auteur, dans sa langue, ne pouvait pas aller là où la mienne veut bien m'emmener, alors je ne suis pas contraint de suivre son chemin à lui. Sa langue lui offre des aubaines qu'elle refuse à la mienne, et réciproquement ; pourquoi me priverais-je sur les deux tableaux ? «Artères», par exemple, était-il une bonne solution en grec ? Pas vraiment : αρτηρίες [artirìes] est plus long, lourd et froid que son équivalent français, et les mots grecs pour «battre» seraient trop longs pour entrer dans ce vers. Donc, il n'est pas exclu, en théorie, que Karyotàkis lui-même ait choisi «battre» et «artères», s'il avait pu.

Adjugé. Place aux artères.

Je me relis les jours suivants, le matin, à l'heure où la lumière est la plus cruelle. Que penseraient-ils des libertés que je prends là, mes consœurs et confrères ? Et moi, j'en pense quoi ? Mon opinion change à chaque relecture, dans un numéro de balançoire perpétuel. Mes divers moi s'insultent. L'homme qui refuse les artères est un timoré, un pointilleux étriqué, celui qui les préfère un esthète sacrifiant la justesse à la joliesse, et celui qui s'interroge un coupeur de cheveux en quatre.

L'homme des veines, en se cachant des autres, essaie tout de même une version veineuse, ce qui l'oblige à tout chambouler : l'équipe unanime tient à respecter l'alternance traditionnelle entre rimes masculines et féminines, or «couler» étant masculin et «artère» féminin, il va falloir changer aussi les autres rimes.

Nous avons donc en présence, d'une part :


À l'horizon de cendre mon amour s'éteint.

J'ai perdu mes amis, je ne les vois plus guère.

Ayant fermé ma porte, je n'en ai plus un,

et j'écoute la mort battre dans mes artères.


et d'autre part :


Mon amour se consume à l'horizon de cendre.

J'ai perdu mes amis, à jamais en allés.

J'ai refermé ma porte et j'ai cessé d'attendre,

j'entends déjà la mort dans mes veines couler.


Nous tombons tous d'accord. Oui, le vers final de la version artères a plus d'allure, mais la fin de l'autre n'est pas déshonorante ; plus étouffée sans doute, mais plus karyotakienne du même coup. Je l'aime de plus en plus. Comme quoi le meilleur n'est pas toujours le plus spectaculaire.

Ce qui fait pencher la balance : les autres vers, plus proches de l'original dans la nouvelle version et surtout de meilleure tenue. Le meilleur pour la fin, d'accord, mais ce qui vient avant compte aussi. Et les veines l'emportent de justesse, au sprint.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°160 en janvier 2017)