Entretien paru dans TransLittérature n°17 (été 1999).
TransLittérature : Pourquoi t'es-tu lancé dans l'auto-édition ?
Michel Volkovitch : Je n'ai pas pu faire autrement ! Je veux traduire de tout, prose, poésie, théâtre. Pour la prose, j'ai travaillé jusqu'ici tant bien que mal avec cinq ou six éditeurs, grands ou petits, qui ne se sont guère enrichis grâce à moi... La poésie, c'est plus difficile encore. J'adore la traduire, d'autant qu'elle est en Grèce d'une incomparable richesse, mais quand je me suis pointé au Marché de la poésie en 1994 avec plusieurs poètes contemporains sous le bras, je me suis fait jeter de partout. Les éditeurs me disaient, Non merci, on a déjà une collection italienne, ou portugaise, ou luxembourgeoise... Un seul a accepté de lire mes Grecs. Il ne m'a jamais recontacté. Conclusion : je n'avais rien à attendre des autres. Alors j'ai décidé de me lancer, mais à fond, en publiant non seulement mes quatre ou cinq poètes favoris, mais toute une série, soit des dizaines de livres.
TL : Pourquoi ?
M.V. : D'abord, par bravade. J'avais pris une claque, j'en étais humilié. Je voulais montrer que nous existions, qu'on avait tort de nous mépriser. Ensuite, il y a tant d'excellents poètes en Grèce actuellement que j'aurais eu beaucoup de mal à n'en choisir qu'un petit nombre. Enfin, d'un point de vue strictement publicitaire, j'ai vite compris que si je publiais une poignée de bouquins seulement, ils seraient totalement invisibles. Pour attirer l'attention, je ne pouvais compter que sur l'effet de masse. D'où ce projet un peu mégalo : pendant six ans, de 1996 à 2000, sortir cinq petits livres par an, soit trente volumes en tout.
TL : Avec quel argent ?
M.V. : Le problème était là. Pour tout compliquer je m'étais fixé une règle : ne pas gagner de l'argent dans l'aventure, soit, mais ne pas en perdre non plus. J'ai longtemps cogité, et finalement j'ai trouvé le truc. Ou plutôt les deux trucs. Le premier, pour trouver l'argent. J'ai demandé au Centre national du livre une aide à la traduction, que j'ai obtenue, et cette somme a suffi, ou presque, pour payer les frais d'impression. Je ne dirai jamais assez tout ce que je dois au CNL, qui a soutenu à bout de bras tous mes projets, y compris ceux de prose.
TL : Le second truc ?
M.V. : Quelques astuces toutes simples pour réduire les frais d'impression. D'abord les textes n'étaient pas imprimés. Je faisais la maquette sur mon ordinateur d'alors, un Mac Classic tout ce qu'il y a de plus rudimentaire, puis j'allais photocopier dans une officine près de Beaubourg où j'ai une carte d'abonnement au tarif imbattable de 20 centimes la page. Ensuite je pliais mes feuilles en deux, et comme la reliure coûte cher, pas de reliure ! Je glissais mes pages volantes dans une feuille de carton que je repliais autour. Ce qui limitait le nombre de pages à cinquante environ, mais s'agissant de poésie, ce n'est pas un problème. Cette couverture volante était imprimée, pour pas cher, chez un copain imprimeur. Le résultat d'ensemble n'était pas parfait, mais présentable, je crois — plus que certains volumes de l'édition traditionnelle, dans la collection de poésie O*** notamment... En fait, avec un peu d'astuce et un matériel à peine plus évolué, j'aurais pu réduire encore les coûts tout en atteignant une qualité quasi-professionnelle.
TL : Avec des photocopies, vraiment ?
M.V. Une photocopieuse bien réglée fait de l'excellent travail ! Et d'ailleurs, il existe à présent d'autres solutions. Je viens de retrouver un article du Monde de l'an dernier sur l'impression numérique : un imprimeur parisien muni de la machine idoine a tiré pour un client cinquante exemplaires de 35 pages, avec dos carré collé, pour 24 F pièce ! Et on fera bientôt encore mieux.
TL : Le prix de tes livres était très étudié...
M.V. : Oui, carrément bradé : 25 F pour quarante pages de poésie, plus une biobibliographie et une présentation de l'œuvre. L'essentiel pour moi n'était pas faire de l'argent, mais être lu, et je voulais rester accessible au public qui m'est le plus sympathique : les jeunes, les fauchés. Je voulais que chacun puisse se payer les cinq volumes annuels.
TL : Peux-tu donner une idée de ton budget ?
M.V. : Ce sera dur... Je suis tragiquement nul en comptabilité. J'ai essayé de tenir des comptes, il fallait bien, je dois encore avoir ça quelque part... Je crois me souvenir qu'en 1995-96, la première année, j'en ai eu pour environ 24 000 F de frais. J'ai reçu 14 000 F de subvention, les ventes ont dû me rapporter dans les 6000 F. J'ai dû attendre une subvention supplémentaire venue de Grèce, deux ans plus tard, pour ne pas en être de ma poche.
TL : Combien d'exemplaires as-tu vendu ?
M.V. : Mon best-seller, une centaine. Les autres, une soixantaine. Cela peut paraître peu, mais certains des livres de prose que j'ai publiés classiquement, avec service de presse et diffusion standard, se sont à peine mieux vendus, malgré leur qualité — ou à cause d'elle...
TL : Comment as-tu résolu le problème de la diffusion ?
M.V. : J'ai laissé des exemplaires en dépôt à Desmos, la librairie grecque de Paris. Je n'ai même pas essayé d'en déposer ailleurs, je connaissais la chanson : cela demande beaucoup de temps et d'organisation, les libraires perdent les bouquins ou bien te les rendent en mauvais état, ou ils oublient de te payer, tout ça pour vendre un ou deux livres... Il y a aussi les divers marchés de la poésie, où il faut tenir un stand toute une après-midi pour accrocher deux ou trois clients ... Le seul système efficace, c'est les soirées où tu présentes et lis les poètes : après une heure de pub intensive, si vraiment tu te défonces, tu peux faire craquer jusqu'à dix personnes ! Mais les ventes ne sont qu'un aspect. Il y a aussi le retentissement, et de ce point de vue je suis comblé : dès la première année, un service de presse minimal (trente exemplaires) m'a valu l'estime, le soutien actif et même l'amitié de spécialistes comme Pierre Dubrunquez, Jean-Yves Masson, Jean-Baptiste Para ou André Velter...
TL : Tout cela doit prendre un temps fou ?
M.V. : Inévitablement. Je me souviens de longues séances à la photocopieuse (je suis à peine capable de faire un recto-verso), des kilos de papier transportés à dos d'homme dans le métro (je n'ai pas de voiture), et surtout de soirées entières passées à plier les pages. Mais le pire était la paperasserie. Les comptes, la correspondance. J'ai dû me constituer en association loi de 1901 pour toucher la subvention et me la verser, créer un fichier d'adresses de lecteurs, leur envoyer des tracts, les livres commandés, les rappels pour factures impayées... Parallèlement je devais continuer d'exercer mes deux métiers, prof et traducteur... C'était acrobatique.
TL : La seconde année, la pression s'est relâchée...
M.V. : Heureusement. Les temps héroïques n'auront duré qu'un an. Sinon je passerais actuellement toutes mes nuits à faire mes petits pliages... J'ai donc été rejoint en 1997 par un associé, Yannis Mavroeidakos, le libraire grec de Paris, qui cherchait à se lancer dans l'édition. Il a pris en charge tout l'aspect éditorial et apporté des fonds qui nous permettent de proposer de vrais livres, deux fois plus épais, reliés, bilingues — et bien plus chers, hélas. Adieu, la vente militante... Officiellement il s'agit d'une coédition, mais en fait j'ai plutôt le rôle d'un directeur de collection.
TL : S'il fallait recommencer ?
M.V. : Je serais partant, bien sûr. Avant tout pour ce plaisir incroyable, n'en faire qu'à ma tête, pour une fois ! Ne crois pas que j'aie beaucoup souffert de mes éditeurs, ce serait plutôt le contraire, il y en a d'excellents, j'ai évité les margoulins, les grands caractériels... Je n'ai eu à subir, une ou deux fois, que de sympathiques incapables, encore plus amateurs que moi, mais qui avaient du mal à s'en rendre compte. Sans parler des maquettistes, qui une fois sur deux sont d'un niveau affligeant. Et racistes avec ça : le nom du traducteur, pour certains, est aussi bienvenu sur la couverture qu'un Noir dans un bus pour Blancs dans l'Alabama des années 50...
TL : Tu ne crois pas que c'est l'éditeur le responsable ?
M.V. : Comment ? Un éditeur, qui connaît l'importance de la traduction, mépriser ton travail, te mépriser au point de te virer de la première page ? Impossible. Enfin bref, Je n'ai jamais fait d'études de maquettiste, et pourtant les couvertures que j'ai bricolées tout seul n'ont pas déplu, je crois — bien que mon nom y figure, et en assez grosses lettres pour une fois. Jouer à l'éditeur, même sur une toute petite échelle, c'est poursuivre un apprentissage qui mène à plus d'indépendance. Un traducteur se doit de connaître tout ce qui touche au livre, être capable de discuter pied à pied avec l'éditeur, les correcteurs, les typos, connaître leurs usages, leur langage. Sinon il restera toujours cet enfant à qui l'on dit, Laisse-nous faire, nous on sait mieux, ou bien, Non, cela n'est pas techniquement possible... Tu parles. TOUT est possible, quand tu connais le boulot et que tu veux bien te donner du mal.
TL : Je crois que tu viens de répondre à ma question suivante : ce type d'expérience a-t-il un avenir ? Conseilles-tu à tes consœurs et confrères de t'imiter ?
M.V. : Je crois avoir prouvé quelque chose : qu'un traducteur avec trois sous et un ordinateur peut se faire un joli plaisir — moyennant quelques sacrifices — en éditant des textes, et les diffuser au-delà d'un cercle d'amis. Je pense qu'on peut aller encore plus loin, et c'est pourquoi je suis avec intérêt l'aventure de notre collègue anonyme qui pour l'instant, à ma connaissance, est le seul traducteur en France à vivre de l'auto-édition. Cela ouvre de nouvelles voies.
TL : Rêvons un peu : un monde éditorial où chacun serait son propre éditeur, cela te paraît souhaitable ?
M.V. : Pas du tout ! Je voudrais seulement qu'on ait le choix. Que l'auto-édition devienne une alternative courante et praticable. Cela dit l'idéal serait d'avoir toujours sous la main un bon éditeur pour partager le travail ! Le problème, c'est qu'apparemment l'édition est en train d'évoluer : les grosses maisons sont de plus en plus grosses et ce qu'elles publient, bien souvent, n'a plus rien à voir avec la littérature. Un jour il n'y aura sans doute plus personne pour publier toute sorte de livres essentiels. Je crois donc qu'il est temps pour nous de se tenir prêts à éditer nous-mêmes, faute de mieux, si besoin est. Le problème de l'édition sera de moins en moins technique. Le grand obstacle, c'est la diffusion. Il y a quelque part, quel que soit le livre, au moins mille personnes prêtes à l'acheter, pourvu qu'elles soient informées de son existence. Comment les atteindre, alors que c'est déjà si difficile avec la chaîne traditionnelle, attaché de presse, critique, diffuseur, libraire, etc. ? Je n'ai pas de réponse pour l'instant. Je lorgne simplement du côté d'Internet, en espérant que ce machin-là pourra nous aider à toucher ce public virtuel. Reste à savoir comment...
Propos recueillis par Sacha Marounian.
(Entretien paru dans TransLittérature n°17, été 1999.)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°16 en décembre 2004)