Non, ce n'est pas un retour au Moyen-Âge ! Rien de plus moderne que ce nouveau jeu des traducteurs : la joute. On prend deux traductions d'un même texte (publiées ou inédites) et on invite leurs traducteurs respectifs à défendre leur travail en public, la v.o. et les deux v.f. étant affichées sur un écran.
Telles qu'on les pratique actuellement, ces joutes sont moins des affrontements que des confrontations courtoises, sans vainqueurs ni vaincus officiels — même si le public est en droit d'exprimer ses préférences.
L'autre jour, le 16 octobre 2016, à la Halle des Blancs-Manteaux qui accueillait le Salon de la revue, notre cavalcadante revue TransLittérature organisait l'une de ces joutes autour d'un des joyaux du polar : Pop. 1280 de Jim Thompson (1964). Face à face, Marcel Duhamel, qui traduisit l'œuvre en 1966, sous le titre 1275 âmes, pour la Série noire de Gallimard qu'il dirigeait alors, et Jean-Paul Gratias qui a publié l'an dernier chez Rivages Noir une nouvelle version de ce classique, intitulée Pottsville, 1280 habitants.
Duhamel ayant quitté ce monde il y a quarante ans, on m'avait confié le soin de parler à sa place, ce qui m'a réjoui fort. D'abord, il s'agit là un grand bouquin, que j'ai relu pour l'occasion avec délices. Ensuite et surtout, cette joute voit s'affronter, à un demi-siècle de distance, deux époques, deux visions de la traduction du polar et de la traduction en général. J'ai déjà évoqué la question dans un texte du Carnet du traducteur 2010-11, «Série grise», mais le sujet me tient tant à cœur que j'ai voulu m'exprimer là-dessus en public.
Tout le monde le sait : les anciennes traductions de la Série noire, c'était n'importe quoi. On coupait des passages entiers, on injectait de l'argot et de la gouaille, on faisait plein de contresens. Alors que les retraductions d'aujourd'hui, ça au moins c'est du sérieux : texte intégral, original respecté à la virgule près. Mais voyons cela tout de même de plus près. Successivement, Thompson, Duhamel, Gratias.
That was at least one nail out of my cross.
Ce qui fait toujours un clou de moins sur ma croix.
Me voilà déjà débarrassé d'un des clous qui me retiennent à ma croix.
Drinking themselves stiff.
Se saouler à mort.
Se saouler jusqu'à tomber raides.
Ces deux exemples, parmi tant d'autres identiques, disent l'essentiel. Gratias est un pro solide et réputé, il fournit un travail nettement plus précis, mais ce qui fait défaut chez lui, c'est la brièveté, le punch de l'original. Sa traduction «foisonne», c'est-à-dire qu'elle est plus longue que l'original, de 20 à 30%. Phénomène habituel, en anglais surtout, vu la redoutable concision de cette langue, mais faut-il s'y résigner ? Duhamel tient beaucoup mieux la cadence, sans rien sacrifier d'important.
Plus sérieuse, la nouvelle version l'est aussi en ce qu'elle semble parfois intimidée par la verve thompsonienne. Le nom Pottsville, par exemple, est un clin d'œil en anglais. «Potts», en argot, désigne un imbécile brutal. Alors que Duhamel, sans hésiter, transpose en «Ploucville» — jolie trouvaille —, Gratias, en gardant «Pottsville», rend le nom de la ville insignifiant pour la fraction du lectorat francophone qui n'a pas vécu aux USA — laquelle n'a pas besoin de nos tradales.
Now, please, honey... — Don't you dare honey me !
Amy, je t'en supplie, mon chou... — Garde tes choux pour une autre !
Allons, voyons, chérie... — Je ne te permets pas de m'appeler chérie !
Le savoureux jeu lexical (le nom honey devenant verbe) est habilement transposé par Duhamel, tandis que Gratias déclare forfait. Mais soyons juste : Gratias prend souvent l'avantage quand il s'agit de rendre une formule bien balancée :
She twisted and twitched and twittered.
Elle frétille, se trémousse et se tortille.
Elle se tortille, frétille et gazouille.
She must have buggers in her bloomers or a chigger on her figer.
Des fourmis dans le pantalon ou des démangeaisons dans le calcif.
Des fourmis dans le fri-fri ou des cafards dans le falzar.
That's what she keeps you around for, to diddle her fiddle. Because you're low-hung and she's high-strung
C'est pour ça qu'elle te garde dans ses jupes, pour lui titiller le boulingrin. Parce que t'es son lézard et elle ta gargouille !
C'est pour ça qu'elle veut toujours t'avoir sous la main, pour se faire ramoner la cheminée quand l'envie lui en prend. Parce que t'es monté comme un bourricot et qu'elle a le feu au fourneau !
Superbe, ce feu au fourneau ! (Mais pourquoi diable rajouter «quand l'envie lui en prend» ?)
A nose like a fishhook and a mouth about as big as a bee's ass.
Un nez de perroquet et une bouche grosse comme un cul de colibri.
Un nez en forme d'hameçon et une bouche à peu près de la taille d'un cul d'abeille.
Ici, match nul, sur le plan sémantique du moins : le colibri moins exact mais plus marrant que l'abeille, 1-0 ; le hameçon plus exact là encore, mais cette fois à juste titre, vu le côté rapace et accrocheur du personnage, 1 partout. Gratias l'aurait emporté en écrivant : «un nez en hameçon» et en virant «à peu près». Le «about» qu'il traduit scrupuleusement a en anglais une fonction principalement musicale, son [b] et ceux de «big» et «bee» rebondissent ensemble avec une joyeuse vigueur ; l'équivalent français n'est qu'un poids mort, alors que le français est déjà rythmiquement à la traîne. Tous les scrupules ne sont pas les bienvenus.
Comment ? Des préoccupations musicales dans un polar ?
Dès qu'un texte est vraiment écrit, quel que soit le genre, la musique est là et mène la danse.
Pourquoi Duhamel soustrait-il cinq habitants à Pottsville ? Ne serait-ce pas d'abord pour l'oreille, 1275 sonnant mieux que 1280, avec le sifflement des trois [s] et le frottement nerveux du [tk] ?
She gave me a look that would have fried an egg.
À quoi elle me répond par un regard à faire frire un œuf.
Et elle me lance un regard qui pourrait cuire un œuf.
Si Duhamel ici me semble meilleur, c'est grâce au rythme ramassé de «à faire frire un œuf» (cinq syllabes contre six, mais une syllabe, parfois, ça change tout), et aussi au triple [f]. Certains protesteront : l'image est incohérente, le regard cuit l'œuf en le chauffant, il n'y a pas de friture ici. Certains, dont je suis, répondront : on s'en fout. Ce texte-là n'est pas un livre de cuisine. Et puis ce texte-là n'est pas raisonnable.
D'accord, l'écriture de certains polars est sèche, dépouillée, et on a eu tort naguère de leur ajouter du pittoresque langagier. Mais dans le cas de ce bouquin exubérant, excessif, limite foutraque, volontiers paillard de surcroît, c'est le moment d'y aller, d'offenser la logique, de molester la langue, de violer allègrement vocabulaire et grammaire, comme le fait Thompson lui-même. Tout dépend du livre : certaines traductions gagnent à rester sages ; d'autres se doivent d'être un peu crapuleuses, un peu orgiaques. Gratias, en l'occurrence, aurait dû se lâcher davantage.
Conclusion : face à un Gratias un rien trop explicatif et guindé, Duhamel, malgré des maladresses, me paraît globalement plus proche de l'esprit du livre — même s'il se montre timide lui aussi, par moments. C'est lui qui l'a, le swing.
Sans le dire aussi nettement lors de la joute, je le laisse entendre hypocritement, approuvé semble-t-il par le public ; et je conclus en enfourchant deux de mes dadas chéris :
— oui, les traductions sont globalement meilleures aujourd'hui, mais les exceptions abondent ;
— oui, davantage de rigueur est nécessaire, mais attention aux effets pervers d'un respect aveugle ! On ne juge pas une traduction sur ses contresens uniquement. Comme le disait feu Jacques Lacarrière, «une fausse note est moins grave qu'une erreur de tempo».
Marcel et Jacques, vous nous manquez !
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°158 en novembre 2016)