LE TRADUCTEUR A FROID SANS COUVERTURE


Je me suis permis d'envoyer cette bafouille, récemment, à un graphiste honorablement connu dans le milieu, qui enseigne son art dans un centre de formation aux métiers du livre.


Je ne sais si mon nom vous dira quelque chose. Vous l'avez viré, il y a quelques semaines, de la couverture d'un livre intitulé [bip] dont je suis le traducteur. C'est un nom un peu long, un peu compliqué, pas très euphonique, et je reconnais qu'il fait tache. Mais la raison de cet envoi aux oubliettes, j'imagine, est ailleurs : toutes ces lettres, c'est gênant, c'est pas beau, ça rend plus délicate la tâche du graphiste, alors simplifions, n'est-ce pas.

L'éditeur de l'ouvrage avait autrefois de belles couvertures très sobres, où figurait le nom du traducteur. Je ne veux pas savoir qui de lui ou de vous a décidé de faire le ménage, peu importe. Je m'étonne simplement. Il y a dans l'édition, en schématisant un peu, deux groupes : ceux qui se fichent du traducteur (ils sont le plus souvent riches, méprisants et vulgaires) ; et puis ceux, moins friqués, plus humains, plus fins, qui respectent ceux qui travaillent pour eux. Je suis désolé (pour lui autant que pour moi) de voir un éditeur excellent par ailleurs, contre toute logique, se retrouver là du mauvais côté.

Oui, elle m'a fait mal, cette couverture. Et pas seulement parce qu'elle n'a rien à voir avec le livre — à part la couleur sombre. Je me suis senti de trop, domestique renvoyé de la salle du festin pour aller manger à l'office. Pire que ça : nié, rayé. Non, ne me dites pas vous aussi que je dois m'estimer heureux puisque l'on m'a gentiment casé en 4e de couv. ! Il faut pour lire mon nom de bonnes lunettes, et quel libraire fou montre le dos des livres au client dans sa vitrine ou sur ses tables ?

Libre à vous de ricaner, de trouver ridicule ce mégalo de troisième zone qui voudrait tirer à lui la couverture. Sachez qu'avoir son nom en bonne place a pour nous autres traducteurs une importance avant tout symbolique, mais très forte, et que la lutte pour l'obtenir est collective. Vous comprendriez mieux notre acharnement si vous saviez de quelle façon indigne notre travail de haute précision est rémunéré. Notre nom un peu visible, c'est un petit complément de salaire, un baume au cœur et plus encore : la preuve que nous existons.

Je comprends, notez bien, qu'un graphiste voie uniquement dans la couverture d'un livre l'occasion de s'éclater ; mais permettez-moi de vous rappeler, l'éditeur ne l'ayant pas fait, que votre plaisir personnel doit s'effacer quand il s'agit de rendre justice au travail des autres.

Je n'espère pas trop vous convaincre et vous faire changer. Mais à l'avenir, du moins, vous agirez en connaissance de cause.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°153 en juin 2016)