LE COUTEAU DU TRADUCTEUR


L'écrivain Jacques Lacarrière étant mort il y a juste dix ans, ses amis ont été réunis à Paris le 10 décembre dernier, à l'Institut du Monde arabe, par Sylvia Lipa-Lacarrière sa femme. Elle m'a demandé d'évoquer son travail de traducteur. J'ai dit ceci :


J'ai connu Jacques non par la Grèce, mais par la France. Quand j'ai découvert Chemin faisant à sa sortie, je ne savais rien de son auteur. J'ai été tout de suite emballé par son regard et son écriture ; le lire, c'était marcher à ses côtés. Chemin faisant et d'autres livres de Jacques plus tard — L'été grec notamment, bien sûr — ont ouvert pour moi une fenêtre, et même une porte, ils ont agrandi mon horizon, m'ont fait respirer plus largement. Mais aujourd'hui je parlerai surtout du traducteur, car c'est lui que j'ai le plus fréquenté.

La notice de Wikipédia ne mentionne pas cette facette de son talent, ce qui est choquant. Jacques a tout de même une douzaine de livres traduits à son actif. Il a traduit les deux poètes grecs nobélisés, Sefèris et Elỳtis, et ce avant qu'ils décrochent le prix — on peut donc penser que le traducteur y est pour quelque chose. Il a également introduit en France quelques prosateurs, à commencer par Còstas Taktsis, auteur du Troisième anneau, selon moi l'un des deux ou trois grands romans grecs de l'après-guerre. Ce n'était pas une commande, Jacques a lui-même découvert le livre, et c'est sans doute sa plus belle traduction — actuellement épuisée, hélas. Dans ce roman foisonnant la langue grecque se déploie dans toute sa richesse, on y trouve la langue écrite la plus écrite à côté de l'oral le plus oral, et le traducteur suit fidèlement tous ces changements de registre et de ton.

L'essentiel pour lui, c'est la musique du texte, son rythme, sa respiration. Chaque fois que j'ai l'occasion de faire travailler des apprentis traducteurs, je leur cite ce que j'appelle le «théorème de Lacarrière», qui est pour moi fondamental : «Une fausse note est moins grave qu'une erreur de tempo». Autrement dit, un contresens ici ou là n'est pas une catastrophe, mais ne pas trouver la vraie musique du texte revient à le détruire.

Une autre grande qualité de Lacarrière traducteur : l'équilibre qu'il sait maintenir entre l'affirmation excessive de soi, qui efface l'auteur, et l'effacement de soi qui rend la traduction insipide. D'après lui, une bonne traduction doit faire entendre la voix de l'auteur avant tout, mais aussi, un peu, celle du traducteur. Comme le disait Giono : «Je décris le monde tel qu'il est quand je m'y ajoute».

En même temps, le traducteur ne doit jamais laisser enfler ses chevilles. La modestie de Jacques, je l'ai constatée plusieurs fois, à l'Institut français d'Athènes en particulier, lorsqu'invité à faire travailler un groupe de jeunes traducteurs, il a critiqué sans pitié la première page du Troisième anneau.

Je n'ai pas moins admiré sa générosité, dont je donnerai deux exemples :

Aux Assises de la traduction d'Arles en 1985, il déclare entre autres «Je me suis toujours senti en confraternité et non en rivalité avec les gens qui traduisaient les mêmes auteurs que moi.» (Certains confrères devraient en prendre de la graine...)

Tout au long de mon parcours il m'a aidé, m'a m'encouragé de diverses façons, et lorsque Christian Pirot lui a passé commande d'une anthologie de chansons rebètika traduites en français, La Grèce de l'ombre, au lieu de garder le gâteau pour lui seul il m'a invité à le partager, fifty-fifty.

Je ne l'ai jamais entendu dire du mal de qui que ce soit, alors que lui-même, si doux et bienveillant, a suscité la haine frénétique de certains rivaux en traduction — des universitaires enseignant le grec. Forcément : il n'enseignait pas, lui ! Il n'avait pas écrit de thèse !

J'ai été englobé parfois dans cette haine, ce dont je suis très fier. Entendre dire «Lacarrière et Volkovitch, ces deux salopards», quelle consécration ! quel bonheur !

Il avait remarqué, il me l'a laissé croire, une certaine parenté d'esprit et de technique entre son travail et le mien. Et je peux dire, de mon côté, qu'il a été un père pour moi en traduction. Voilà pourquoi j'ai toujours sa photo dans mon bureau, à côté de celle d'un autre de mes pères d'élection, Maurice Nadeau.

Et pour mieux illustrer ce compagnonnage entre nous, je terminerai par une anecdote. Il y a une vingtaine d'années, je rentre de Grèce dans un gros avion, et qui je trouve assis à côté de moi ? Jacques ! Un tel hasard, ce serait déjà beau — d'autant que la même chose nous était arrivée dix ans plus tôt dans un train. Mais ce n'est pas tout. Jacques me raconte qu'au contrôle on lui a confisqué son opinel — vous savez, ces couteaux de poche délicieusement ringards. Je lui réponds que moi aussi j'en avais un, qui a subi le même sort. Nous étions les deux seuls dans tout l'avion à en trimballer un.

Hasard ? Peut-être pas. L'opinel, objet mythologique fort, est le compagnon et l'emblème du campagnard, du routard, de l'artisan, du bricoleur. N'est-ce pas là un juste portrait du traducteur ? La traduction n'est-elle pas un voyage lent, pédestre, un bricolage patient, un artisanat humble et fier ?


M.V.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°150 en mars 2016)