LA SCÈNE EST DANS L'ATELIER


Je traduis beaucoup de théâtre ces derniers temps, mais n'ai jamais encore, autant que je m'en souvienne, étudié de près le travail d'autres traducteurs dans ce domaine. L'occasion se présente avec The writing game de David Lodge, devenu L'atelier d'écriture en traversant la Manche. Ils s'y sont mis à deux : Armand Éloi est le metteur en scène de la pièce, il a également traduit une autre comédie de Lodge ; Béatrice Hammer est écrivaine, elle n'a rien traduit à part ce texte. Le premier a monté une pièce de la seconde.

Surprise : il manque des répliques entières. Ce qui est condamnable a priori, mais soyons prudent. Imaginons les arguments du traducteur-metteur en scène invoquant la nécessité d'être clair et percutant au théâtre. Certaines références à la réalité anglaise, il est vrai, deviennent incompréhensibles hors du pays, et je n'oublie pas qu'il m'arrive à moi aussi, parfois, de resserrer un peu en douce. Je reconnais que certaines de ces coupures n'abîment pas le texte et lui ajoutent un peu de peps. Je trouve même quelque part (pas moyen de retrouver où) un déplacement de réplique incontestablement logique et efficace, qui m'intrigue. Se pourrait-il que l'auteur lui-même se soit corrigé après publication ?

L'ennui, c'est qu'aucune des coupures ne s'imposait vraiment. The writing game, bref et dense, est exempt de toute mauvaise graisse. Et surtout, couper pour la scène n'empêchait pas de traduire le texte intégral pour l'édition. Quant à l'argument des différences culturelles, le boulot du traducteur est de trouver des équivalences qui tiennent la route.

Cette version française, dans l'ensemble, à part quelques secousses, roule plutôt bien à la lecture. J'apprécie, par exemple, les mini-raccourcis qui maintiennent le tempo, du genre «But what about the students ? They've paid money.» qui devient «Mais les étudiants ? Ils ont payé.» Ou bien cette intervention sur l'ordre des mots. Lodge : «The customs officer sneezed in the powerful gust of perfume that came from this suitcase when Zimmerman opened the lid.» Hammer-Éloi : «...la puissante bouffée de parfum qui sortit de cette valise quand Zimmerman en soulevant le couvercle fit éternuer le douanier.» Garder le meilleur pour la fin (ici le plus savoureux, le plus drôle), c'est le B,A, BA de l'art dramatique et de l'écriture en général.

Mais à côté de ces trouvailles, curieusement, ailleurs ça coince un peu.

Lodge : «A class is a class as far as I'm concerned, not an encounter group.» Hammer-Éloi : «Un cours est un cours, pas une séance de thérapie de groupe.» Avait-on vraiment besoin de rajouter la séance ? «Pas une thérapie de groupe», ce serait tout de même moins lourd.

Pourquoi «Est-ce que vous allez jeter un coup d'œil à l'évier ?», et non «Vous allez jeter...» ?

Scène de sodomie : «Elle hurla quand il le lui enfonça à l'intérieur.» Merci pour la précision, nous avions compris.

etc. etc.

Certains subjonctifs passent mal la rampe. C'est bien la peine d'avoir un homme de théâtre sous la main.

«Vous n'y êtes pas obligés, bien sûr, bien que parfois certains animateurs mettent la main à la pâte, et que cela plaise vraiment aux étudiants.» (Même si ?)

«Vous n'êtes pas obligé d'être copain avec les étudiants. Pourvu que vous leur parliez de leur travail.» (Du moment que vous leur parlez ?)

«Je pensais que nous suivrions le programme habituel.» (Qu'on allait suivre ?)

«Ça s'est déjà vu, si incroyable que ça puisse paraître.» (Ça peut paraître incroyable, mais... ? )

Plus grave, la tendance à gommer certaines nuances.

«Bad faith jerking itself off», avec son allusion nettement masturbatoire, méritait mieux que «de la mauvaise foi qui gicle spontanément». («Il éjacule sa mauvaise foi» ?)

«He felt enormously excited. Uplifted.» Cette excitation est sexuelle, si bien qu'il faut prendre «uplifted» dans son sens littéral aussi, «soulevé», suggérant ici une érection. Mais traduire platement par «raide», c'est oublier le sens premier, psychologique, cette montée en soi du bonheur ou d'autres sentiments positifs. (Pourquoi pas «Soulevé», tout simplement ?)

Le mot «débâcle», in French in the text, aurait dû être rendu par un équivalent en anglais, ou faute de mieux par des italiques.

«Comme ça, vous espériez écrire un peu vous même ?» Sous-entendu : mon pauvre ami, ce ne sera pas possible. Réponse chez Lodge : «You mean I won't have time ?» Hammer-Éloi : «Bien sûr, pourquoi pas ?» J'ai d'abord aimé la sécheresse de la réplique, avant de remarquer ce qu'elle perd : elle fait de l'Américain un être obtus, qui n'a pas saisi l'allusion ; ce qui gomme sa colère et l'égoïsme qui la sous-tend, son refus de s'occuper à fond des stagiaires. Minuscule détail ? Pas sûr.

Tant que nous y sommes, une négligence : la même phrase traduite deux fois, dans deux versions différentes, dont une mauvaise : Lodge : «He had thought of a way to do this.» Hammer-Éloi : «il avait une idée précise à ce sujet. Il avait pensé à une manière de faire cela.»

Mais la plus grande maladresse est ailleurs, dans une actualisation malheureuse du texte. Nous sommes à la fin des années 80, l'Américain débarque avec un traitement de texte et des disquettes et les Anglais sont éberlués par ce matériel futuriste &150; ce qui touche à un thème important de la pièce. Dans la version traduite, nous sommes aujourd'hui, vingt-cinq ans plus tard, à une époque où les ordinateurs sont les mêmes des deux côtés de l'Atlantique &150; sauf chez Hammer-Éloi qui transforment les disquettes en mémoire externe devant quoi ces nigauds d'Anglais s'ébahissent.

Bilan globalement négatif, n'est-il pas ?



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°148 en janvier 2016)