RENARD EMPAILLÉ


The fox (Le renard), novella de D.H. Lawrence, a déjà subi quatre traductions. N'ayant pas sous la main les trois premières, déjà anciennes, je me suis contenté de quelques sondages dans le travail récent de X...

À la simple lecture, rien à signaler. Ça coule bien, comme on dit, ça n'accroche pas. Mais regardons d'un peu plus près.

«She saw his dark, shrewd, unabashed eye looking into her, knowing her. She felt him invisibly master her spirit. She knew the way he lowered his chin as he looked up, she knew his muzzle, the golden brown, and the greyish white.»

Le regard en question est celui du renard, que l'héroïne a vu un peu plus tôt et dont elle se souvient, fascinée.

Cela donne en français :

«Elle se rappelait son regard sombre, rusé et plein d'assurance, qui plongeait en elle et la reconnaissait. Il lui semblait qu'il était devenu le maître invisible de son âme. Elle avait en mémoire cette façon qu'il avait eue de baisser la tête en levant les yeux sur elle, ce museau, ce pelage marron doré, ou blanc tirant sur le gris.»

L'original est parsemé de formulations hardies. «She saw», par exemple : il n'est plus devant ses yeux, elle le cherche, et pourtant elle le voit ! Lawrence ne dit même pas «c'était comme si elle le voyait». Le traducteur, lui, effarouché, opte pour un «se rappelait» plus raisonnable, et surtout plus plat. Sa traduction de «felt» par «il lui semblait», de même, sans être fautive, choisit le sens le plus faible du mot, qu'un traducteur moins timoré rendrait — de façon plus exacte sûrement, plus lawrencienne — par «elle le sentait devenir maître...» ou «elle le sentait, il était maître...».

Au besoin de gommer les audaces, corollairement, s'ajoute celui de tout expliciter. D'où l'ajout de «pelage», pour éviter qu'on croie que «brown» et «white» s'appliquent au museau. Lawrence, lui, ne précise pas : c'est peut-être le museau, peut-être le corps entier, quelle importance, ce qui compte c'est l'effet global, la sensation brute, alors il nous balance les couleurs à la figure, et c'est plus fort et plus vrai.

Deux lignes plus bas, de même, un «she» qui situe le personnage sans équivoque est pourtant traduit par son prénom, March, à l'intention sans doute des lecteurs frappés d'Alzheimer. Cela ne peut pas faire de mal, dira-t-on. Eh bien si, tout de même, un peu. Nommer, c'est mettre à distance, situer la personne par rapport à d'autres, alors qu'avec le simple pronom nous sommes davantage avec elle, en elle. Un «elle» qui, en fait, se situe entre la troisième et la première personne.

Autre manie du confrère : habiller les proses jugées trop nues. Bannir les verbes simples, les étoffer : «she knew» va devenir «elle avait en mémoire», et le très beau «knowing her», «la connaissant», s'affadit en «reconnaissait» — ce qui constitue d'ailleurs un contresens... Quand l'anglais est trop court, on rembourre un peu. «Dark, shrewd, unabashed eye» ? Cette parataxe paraît trop sèche, on rajoute un «et» pour lier la sauce : «rusé et plein d'assurance», ce qui rend la phrase moins martelée, moins intense, d'autant que le hiatus des deux [é] contribue à ramollir le tout. Dans le dialogue un peu plus loin, «Did you fire ? — No, I didn't» devient «Et tu as tiré ? — Non, je n'ai pas tiré;» : «et» superflu, répétition lourde et peu naturelle. Plus loin encore, «Pity you didn't...» en anglais, «Quel dommage que...» dans la v.f. D'où il sort, ce «quel» ? Résultat : 228 caractères dans l'original, 335 dans la traduction, soit une enflure de 33%. L'original mince et nerveux devient obèse.

Enfin, le confrère n'est pas assez attentif à l'ordre des mots. Le paragraphe en question s'achève sur «And again Banford was calling.» Ce qui est rendu par : «Et Banford l'appelait de nouveau.» Soit l'ordre des mots canonique, tristement banal, qui met l'appel en sourdine. Alors qu'il suffisait d'écrire «Et de nouveau Banford appelait», pour renforcer à la fois «de nouveau», placé en position moins habituelle, et «appelait», gardé pour la fin, autrement dit la place d'honneur.

Je semble sévère, voire méchant. Après tout, le texte n'a pas été tué, ni même émasculé ; on l'a seulement placé sous calmants. Si je râle ici, ce n'est pas pour enfoncer un confrère que je ne connais pas personnellement, mais pour protester contre une tendance qui me paraît trop répandue. On retrouve là ce français d'éditeur, vieillard encore vert entre les mains duquel tant de textes se retrouvent pasteurisés, délayés, insipides.

Le pire, c'est que cette traduction vétuste n'est pas l'œuvre d'un octogénaire abonné au Figaro, mais d'un jeune loup, écrivain iconoclaste dit-on. Le mal est-il donc si profond ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°145 en octobre 2015)