«Elle touche du doigt le clou qui lui fait mal.»
C'est dans un poème de Nàssos Vayenas en vers libres. Traduction rigoureusement fidèle. J'ai choisi un rythme harmonieux de décasyllabe classique (4+6) — à condition d'élider l'e muet de «touche», comme il est normal de le faire dans ce type de poésie. Tout baigne donc. Alors pourquoi, me relisant, suis-je amené à corriger ?
«Elle touche du doigt le clou qui fait mal.»
J'enlève «lui». Quelle mouche m'a piqué ? Le sens est moins précisément rendu, le rythme moins agréable ! Au prof de version ou au correcteur qui réclameraient le retour de «lui», je répondrais que je l'ai sacrifié au rythme, qui est plus important que tout. En ce moment de malaise, quoi de mieux assorti à la douleur qu'un rythme légèrement boiteux ? J'ajouterais qu'il n'y a pas de mal à supprimer un mot qui va de soi : le contexte l'indique assez, c'est elle qui souffre. Et qu'il y a même peut-être un avantage à le faire ici : supprimer ce «lui», c'est inexact au sens étroit, sans doute, mais plus vrai psychologiquement, plus expressif aussi : on élargit imperceptiblement la douleur, on l'empêche d'être étroitement personnelle, comme si, quand on souffre, c'était le monde entier qui souffrait.
Dans un autre poème de Vayenas, je traduis ainsi :
«À partir de tous ces éléments (et de quelques autres) je pourrais dire précisément ce qu'est l'amour.»
Ce qui tient à peu près la route. Mais là aussi, je sors les ciseaux : «et de quelques autres» perd son «de». Question de concision, question de rythme aussi : dans cette phrase chargée, je ressens le besoin, après un début un peu lourd en 9 syllabes (3+6), de placer un rythme en quatre syllabes plus carré, plus vif que les cinq syllabes initiales. Ce qui fait vivre un texte, n'est-ce pas l'alternance entre le pair et l'impair ?
Curieux de savoir s'il y aurait des grammairiens pour juger cette suppression incorrecte. Quant à moi, répéter le «de» ne me gênerait pas outre mesure, même si cette insistance du français littéraire à bien baliser le sens et plutôt deux fois qu'une m'agace un peu par moments, comme ces types qui portent à la fois ceinture et bretelles. Mais si l'on m'annonçait que l'absence du second «de» ici est fautive, je dirais tant mieux : l'écart grammatical en poésie me plaît souvent, en ce qu'il suggère que la langue du poème n'est pas tout à fait celle du quotidien. Pas forcément plus noble, mais plus ou moins sacrée, donc plus ou moins affranchie des règles courantes. Une touche d'étrangeté grammaticale contribue à donner au poème son statut de rituel. Comme lorsque Verlaine ose écrire, non pas «Une douleur qu'on veut croire orpheline», mais «Une douleur on veut croire orpheline».
«J'entends siffler du temps la bombe descendue.»
Vayenas encore, dans un poème en vers réguliers que je traduis en vers, comme il se doit. Cet alexandrin-là est bien carré, rien à dire apparemment, sauf qu'en l'écrivant, je me souviens, je n'étais pas vraiment satisfait. L'inversion («du temps la bombe») tire trop le poème vers la poetic diction traditionnelle. Pourquoi l'avoir choisie ? Parce que l'ordre des mots normal, «J'entends siffler la bombe du temps descendue» entraînerait un vers considéré comme faux selon les règles classiques : l'hémistiche est situé au milieu d'un mot, coupant «bombe» en deux.
Décision idiote pour au moins deux raisons.
D'abord, n'étant pas assez habile pour suivre toutes les règles classiques, il m'arrive de recourir à ce type de césure quand je me trouve coincé. Je m'y sens autorisé dans la mesure où elle ne casse pas vraiment le vers : la sixième syllabe du vers (ici, bomb-) est accentuée.
Ensuite et surtout, il y a en cet endroit précis un avantage à couper le vers de cette façon — ou plutôt à ne pas le couper. La césure centrale, en fait, disparaît pratiquement, le vers se déroule d'une traite, ce qui le rend plus expressif : il fait mieux entendre la chute en la prolongeant.
Choix final, donc :
«J'entends siffler la bombe du temps descendue».
Conclusion :
1) Des règles sévères nous stimulent, des règles trop sévères nous étouffent.
2) Toutes les règles anciennes ne sont pas parole d'Évangile. Assouplir ou balancer certaines d'entre elles peut enrichir notre palette de coloris nouveaux.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°144 en septembre 2015)