Le poète grec Mihàlis Ganas écrit des chansons délicieuses où il joue volontiers avec les mots. Dans l'une d'elles, l'expression «enos leptou siyi» («d'une / minute / silence»), qui désigne la minute de silence, est détournée en «enos leptou fili» où «silence» est remplacé par «baiser» (le nom, pas le verbe). Il s'agit d'un baiser qui dure une minute, mais pas d'un baiser funèbre, au contraire, l'ensemble du poème le montre clairement : la minute amoureuse qui remplace la minute de deuil, c'est l'amour qui déloge la mort.
Ce baiser d'une minute donne son titre à la chanson et apparaît une fois dans les paroles. Mot-à-mot :
«...Ce soir ah, si seulement pour nous deux
durait un baiser d'une minute».
La syntaxe savamment elliptique ne précise pas si on souhaite que le baiser dure une minute (wow ! ce sera looong !) ou que ce baiser d'une minute (aïe ! c'est trop court !) se prolonge. Le poète m'avoue que lui-même ne sait pas, que pour lui les deux sont vrais en même temps. L'amour et la logique, n'est-ce pas...
On pourrait évidemment traduire par «un baiser d'une minute», mais ce serait une pitoyable démission : adieu à l'humour léger du jeu de mots ! adieu à la victoire d'Eros sur Thanatos !
Pour le traducteur, le cahier des charges est complexe : il faut trouver une formulation évoquant le baiser et la minute, si possible sans préciser si la minute paraît courte ou longue, l'essentiel étant de faire entendre au lecteur/auditeur français l'expression «minute de silence» à travers une autre, grâce à des sonorités qui s'en rapprochent.
En théorie, la solution est simple : il suffit de trouver dans le dictionnaire de rimes un mot qui rime avec «silence» et qui, combiné avec son article, ait la même longueur que «de silence», soit trois syllabes (de + deux syllabes ou d' + trois syllabes). Oui, mais l'ennui c'est que dans la liste fort longue des mots qui se terminent par [ence], on ne trouve aucun synonyme de «baiser», ni même aucun mot évoquant l'amour. Je suis donc obligé de m'éloigner beaucoup.
Ma solution :
«Ah s'il pouvait durer un peu
ce court baiser cette minute d'opulence.»
(8+10 syllabes avec les élisions.)
«Ce soir» et «pour nous deux» ont disparu, et il a fallu réintégrer ailleurs, tout près, le baiser chassé de sa place. Quant à mon «opulence», s'il ne va pas nettement contre le sens du morceau, c'est malgré tout un ajout arbitraire.
Si j'évoque ce problème ici, c'est pour deux raisons.
D'abord, ce passage est celui qui m'a fait le plus souffrir ces dernières années.
Ensuite, le résultat me laisse perplexe. La minute de silence apparaît-elle assez clairement en filigrane ? N'ai-je pas transpiré pour rien ? Je pense que certains trouveraient ma pirouette habile et que d'autres la jugeraient déplacée, ratée. Moi-même suis divisé, et c'est cela justement, dans cette maudite opulence, qui m'intéresse.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°139 en avril 2015)