HAMMETT APLATI


Wedge-shaped Couffignal is not a large island, and not far from the mainland, to which it is linked by a wooden bridge. Its western shore is a high, straight cliff that jumps abruptly up out of San Pablo Bay. From the top of this cliff the island slopes eastward, down to a smooth pebble beach that runs into the water again, where there are piers and a clubhouse and moored pleasure boats.


C'est le début d'une nouvelle de Dashiell Hammett, «The gutting of Couffignal», publiée en 1925. Nous en avons deux traductions en français. La première, parue en 1968 et toujours disponible en Folio policier, est due à Janine Hérisson et Henri Robillot. Elle donne ceci :


L'île de Couffignal, en forme de coin, n'est pas très grande. Elle est voisine du continent auquel la relie un pont en bois. Sa côte orientale est une haute falaise qui jaillit, abrupte, dans San Pablo Bay. Du sommet de cette falaise, l'île s'abaisse vers l'est jusqu'à une plage de galets lisses, le long de laquelle sont disséminés des appontements, un clubhouse et des bateaux de plaisance au mouillage.


La deuxième traduction, qui vient de sortir en Folio bilingue sous le même titre, est en fait une révision de la précédente, réalisée par Natalie Beunat. En rouge, les parties modifiées.


L'île de Couffignal est en forme de biseau, elle n'est ni très grande, ni très éloignée du continent auquel elle est reliée par un pont en bois. Sa partie occidentale est une haute falaise abrupte surplombant San Pablo Bay. Du sommet de cette falaise, l'île s'étend en pente vers l'est jusqu'à une plage de galets lisses, où voisinent des appontements et un club-house, et où sont amarrés des bateaux de plaisance.


J'ai déjà comparé ici même (cf. «Série grise») les deux versions françaises des romans de Hammett. Si j'y reviens, c'est d'abord que la donne a changé : les romans faisaient l'objet d'une retraduction, et non d'une révision ; Robillot et Beunat se trouvaient déjà confrontés, mais lui était seul tandis qu'elle travaillait en tandem avec Jean-Paul Gratias. Mais surtout, si j'insiste, c'est que cette confrontation dépasse le cadre de Hammett et du polar : elle est symbolique en ce qu'elle oppose d'éminents représentants de la traduction à l'ancienne (le couple Hérisson-Robillot, grands traducteurs de littérature américaine, polar et science-fiction compris) et les tenants d'une nouvelle école qui revendique une plus grande fidélité aux textes. Cela méritait qu'on y revienne.

Ce qui saute aux yeux, d'accord, c'est l'incroyable bourde de la version 1 : «western» traduit par «oriental». C'est bien la peine de s'y mettre à deux et de travailler pour un éditeur qui d'habitude fait bien son boulot. Mais ce qui me frappe autant, et me gêne dix fois plus à la longue, c'est ce que je lis tout au long de la version 2.

Voyons la description de l'île : du «coin» au «biseau», de la «côte» à la «partie», de «jailli» à «surplombant», l'île perd son relief, tout est systématiquement aplati, affadi. La syntaxe de la toute première phrase — celle qui devrait annoncer la couleur en claquant sec — est gauche et molle, avec son double «est» ; son double «ni» ; son «elle est reliée par» dont on se demande pourquoi il évince l'élégant «la relie» ; son «éloigné» à la place de «loin».

Ce qui frappe et réveille le lecteur dans l'incipit de Hammett, c'est ce rien de brusquerie dans la construction, ce «is not» qui se construit d'abord avec un nom, puis un adverbe. Faute de grammaire ? Selon certains, oui, et alors ? C'est cette menue infraction à la syntaxe qui donne son punch à ce début. L'auteur attaque rondement, un peu rudement, d'entrée il donne le ton, chapeau Mr Hammett. Je crois donc qu'il fallait suivre la leçon et oser «n'est pas très grande, et pas très loin», ce qui n'est tout de même pas bien méchant... Il y a cinquante ans, sans doute, cela pouvait poser problème ; je suis surpris de voir que c'est encore le cas, du moins pour des traducteurs conservateurs ou timorés.

Ce qui alourdit encore cette phrase et toute la version 2 ensuite, c'est l'absence de sens musical. Il ne s'agit pas de faire du Lamartine, bien sûr, mais d'allier vitesse et fluidité. Hélas ! «Auquel elle», comme c'est vilain ! Aussi vilain que «s'étend en pente» avec son hiatus et le martèlement des [an] que rien ne justifie en cet endroit précis — la pente devrait plutôt être smooth, au lieu de nous ballotter ainsi...

Le même paragraphe rendu par les Robillot, si l'on excepte la grosse erreur, me semble nettement meilleur, étant rendu avec l'élégance qui vient de la simplicité. Là au moins, on avance d'un bon pas. On a du plaisir à lire. Deux reproches seulement : primo, d'avoir timidement coupé la première phrase, et secundo d'avoir un peu flanché à la fin du paragraphe, avec ce «where there are» rendu par un «le long de laquelle sont disséminées» bien trop long. La nudité de la v.o. a fait peur, fallait-il à tout prix la rhabiller ? À cet endroit-là, chose curieuse, les rôles s'inversent : les Robillot tombent soudain dans le délayage, et c'est Beunat, divinement inspirée par on ne sait quel esprit de contradiction, qui adopte soudain une concision de bon aloi. (Mais pourquoi saboter juste après la version Robillot en remplaçant «mouillage» par «amarrées», alors que les deux sens sont également possibles ?)

La suite du texte, on s'en doute, ne fera que confirmer ces premières impressions — et celles de la confrontation précédente, où Mme Beunat me faisait déjà grincer des dents. Une différence : la version Robillot, cette fois, n'est pas gâchée par les injections de formules gouailleuses qu'imposait alors un directeur de collection abusif. J'ai tout juste repéré un «talked to me» rendu par un «m'avait tenu la jambe» plutôt véniel, et en tout cas préférable au très plat «m'avait fait la conversation» de la version 2.

Pour traduire «usual», le «classiquement» de la version 1 devient «de manière classique» ; «plus de soin», «davantage de soin». Chez Hammett, le mot «serious» revient à la fin de deux phrases successives, pour souligner l'insistance angoissée du locuteur ; les Robillot eux-mêmes respectent cette répétition, tandis que la réviseuse, elle, bousille une fois de plus l'effet : «Je ne crois pas que ce soit si grave. Pensez-vous que ça puisse être le cas ?» Peur des adverbes, des mots simples, des répétitions : on reconnaît là le français distingué, gourmé, à la fois raide et mou, des éditeurs médiocres. Des deux versions, celle des Robillot n'est pas seulement la meilleure à mon avis, mais la plus vivante et finalement la plus jeune.

Doit-on en conclure que l'on traduisait mieux avant ? Certes non. Disons que si globalement le niveau des traductions tend plutôt vers la hausse, le progrès n'est pas général. Qu'il y eut jadis des traducteurs géniaux, d'autres mauvais, qu'il en est actuellement ainsi et que cela risque fort de continuer.

On me trouve cruel avec ma consœur ? Mes râleries ne l'empêcheront pas de sévir avec la bénédiction béate des médias. Universitaire, polarologue reconnue, elle a consacré une thèse à Hammett et l'a du coup proprement confisqué. Écrire une thèse sur un auteur n'implique pas qu'on soit incapable de le traduire, mais cela ne prouve pas non plus, on vient de le voir, qu'on en soit capable. La traductrice, en l'occurrence, n'est pas à la hauteur. Le seul mérite de son Hammett français : inciter ses lecteurs à réviser leur anglais. Pour lire la v.o.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°137 en février 2015)