AU-DESSUS DU TROUPEAU


Martin est l'un des grands noms de la profession. Praticien réputé, théoricien solide, ses traductions et ses gloses font autorité. Sa conscience professionnelle et sa rigueur morale sont proverbiales. Je l'ai rencontré plusieurs fois ; mon admiration n'a d'égale que ma sympathie. Je ne suis pas le seul à le considérer comme l'un des meilleurs d'entre nous et à le citer en exemple. On le verrait bien, pourquoi pas ? à la tête d'une de nos associations.

Or qu'est-ce que je viens d'apprendre ? Cet homme remarquable, pilier de l'ATLF depuis des années, n'a pas payé sa cotisation cette année. Ni celles d'avant. Alors qu'il n'est pas du tout dans le besoin.

— Et alors ? Pourquoi s'attarder à cette peccadille ? N'est-elle pas dérisoire à côté des magouilles de nos banquiers, de nos chefs d'entreprise, de nos politiciens, des sommes fabuleuses détournées par certains d'entre eux, ce dont ils sont parfois hautement récompensés ?

— Qu'un banquier ou un patron soit un tricheur et un voleur, cela me choque à peine : la tricherie et le vol font partie de leur système de valeurs, ils sont leur milieu naturel, leur gagne-pain quotidien ; qu'un politicien de droite fasse de même, quoi de plus conforme aux idées qui l'ont porté au pouvoir et qu'il propage ? Chacun pour soi, et entube ton prochain avant qu'il ne t'entube. Quant à la gauche qui nous gouverne en ce moment, elle est devenue pragmatique elle aussi. Mais Martin, lui, est traducteur...

— Et alors, Michel ? Tu voudrais me faire croire que les traducteurs sont une espèce à part, un parangon de vertu, une communion des saints ?

— Je ne suis pas naïf à ce point, Volkovitch. Et je n'idéalise pas mes semblables. Tu te souviens de toutes ces années où nous avons enseigné ensemble ? des conversations en salle des profs ? des conseils de classe ? Il y avait là pas mal de gens bien, et le fric n'était pas notre dieu, loin de là — sinon nous aurions changé de métier. Mais enfin nous avons rencontré là-bas un certain nombre de débiles et de salauds. Oui ou non ?

— Hum... Je te l'accorde...

— Eh bien chez les traducteurs, que nous fréquentons depuis trente ans, on trouve aussi des débiles et des salauds, mais en nombre inférieur, me semble-t-il. Ce que j'aime chez les traducteurs, c'est que dans leur grande majorité, le pouvoir, les honneurs et le fric ne sont pas ce pour quoi ils roulent. Ils ont ce petit côté idéaliste, boy-scout, qui fait ricaner le néo-libéralisme triomphant. Un traducteur est par définition ouvert aux autres. C'est quelqu'un qui a pour mission d'écouter l'autre. Voilà pourquoi je trouve parmi eux, et toi aussi d'ailleurs, un refuge contre la dureté du monde.

— Quel rapport avec une cotisation non payée ? Tu vas traiter Martin de salaud parce qu'il a oublié de verser quelques sous ?

— Tu te souviens de ce jeune et brillant ministre de gauche qui négligeait de payer ses impôts et son loyer ? Quand j'ai appris ça l'autre jour, j'ai pensé à Martin.

— Ça ne va pas la tête ? Les sommes sont sans commune mesure !

— Ce n'est pas une question d'argent. Le petit politicard de la soi-disant gauche et notre Martin se ressemblent sur un point. Ce qui me gêne chez eux, c'est le refus de suivre la règle commune, c'est leur morgue élitiste, leur mépris plus ou moins conscient des autres. «Moi, Martin, je suis au-dessus du troupeau et de ses lois !»

— Mon pauvre vieux. Tu délires.

— Peut-être. En tous cas je crois aux symboles. Payer sa cotisation, au-delà des sous, c'est une façon de dire aux autres qu'on est solidaire. Il y a comme ça certains actes apparemment minuscules qui font que l'idole la plus imposante peut se dégonfler d'un coup.

— Très bien. Mettons que Martin, ce dangereux criminel, se soit mis au ban de notre petite société idéale. Comment allons-nous le punir, monsieur l'inquisiteur ?

— Tu sais que dans ces cas-là notre ATLF a la sagesse de se montrer indulgente. Les mauvais payeurs ne sont pas exclus du répertoire avant quelques années : après tout, ils sont peut-être momentanément fauchés. Martin, c'est différent. Si on ne l'a pas encore exclu du répertoire, il paraît que c'est à cause de sa renommée, et là je me demande si...

— Toi, tu aurais vite fait de le virer !

— Oui... Peut-être. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Faire le ménage, ne garder parmi nous que les purs, les sans reproche ? Combien resterons-nous ? Y serai-je seulement ? Ne vaut-il pas mieux continuer ensemble cahin-caha, fermer les yeux quand il faut ? L'air du temps est contagieux, vois-tu, avec les années on ramollit, on devient pragmatique... Nous allons bientôt penser la même chose, toi et moi... Ça t'embête, non ?

— ...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°133 en octobre 2014)