DON QUICHOTTE SE RELÈVE TOUJOURS


Dominique Noguez lit le Quichotte traduit par Aline Schulman :


J'ai voulu ressusciter la défunte chevalerie errante ; et depuis bien des jours, trébuchant ici, tombant plus loin, m'écroulant ailleurs, me relevant toujours, j'ai satisfait en grande part mon désir.


C'est, selon beaucoup de gens, la meilleure version française à ce jour. Noguez l'aime beaucoup lui aussi, il apprécie notamment ce «toujours». Seulement voilà : consultant l'original, il découvre que «toujours» n'y est pas !

Version Cervantès :


Quise resucitar la ya muerta andante caballeria, y ha muchos dias que, tropezando aqui, cayendo alli, despeñándome acá y levantándome acullá, he complido gran parte de mi deseo...


Soit, mot-à-mot :


J'ai voulu ressusciter feu la chevalerie errante et il y a bien des jours que, trébuchant ici, tombant par là, me précipitant par-ci et me relevant par-là, j'ai accompli une grande partie de mon désir...


Le cœur de la phrase, c'est les quatre adverbes de lieu : aqui, alli ; aca, aculla, étroitement liés du point de vue sonore, qui dessinent une figure très expressive, très insistante. L'initiale en [a] est un leitmotiv, par les rimes on a une forme aabb, et par les rythmes un abab. Ce qu'un tel dispositif décrit, c'est moins un mouvement qu'un balancement perpétuel, le cahin-caha d'un vieux sur un cheval boiteux.

Aline Schulman, incontestablement, a donné un coup de pouce. Sa version fait ressortir le mouvement, elle décrit une avancée continuelle, balisée par «plus loin», puis «ailleurs» ; c'est le chevalier errant qu'elle nous montre, sa vision étant rendue plus positive encore par ce «toujours» qui insiste sur le côté increvable du héros.

On pourrait soutenir qu'il y a là une menue trahison. Quant à moi, si ce petit détail m'intéresse autant, c'est que je m'y trouve à la limite de ce que je m'autorise. Je ne sais ce que j'aurais fait à la place de la traductrice. Mais je suis heureux qu'elle l'ait fait, et j'espère que j'aurais fait de même. Car en fin de compte, qu'y a-t-il là de scandaleux ? Elle a gardé l'essentiel : le double mouvement de balancier, et l'a même renforcé par la rime jours / toujours. Après tout, Cervantès lui-même ne termine-t-il pas aussi par une image positive : celle de l'homme tombé qui se relève ?

Voyons deux autres traductions antérieures.

Louis Viardot, 1836 :


J'ai voulu ressusciter la défunte chevalerie errante, et, depuis bien des jours, bronchant ici, tombant là, me relevant plus loin, j'ai rempli mon désir en grande partie...


Viardot s'est dit que Cervantès, négligent, s'est répété, que tomber une fois suffit, soyons efficace, arrangeons ça. Résultat : c'est plus vite expédié, et c'est plus plat, l'essentiel est perdu. (D'autant que tomber à un endroit et se relever ailleurs, faut le faire...)


Francis de Miomandre, 1935 :


J'ai entrepris de ressusciter la chevalerie errante et, depuis un certain temps, trébuchant par ci, tombant par là, m'étalant et me relevant, j'ai déjà accompli une bonne partie de mon projet...


Voilà qui n'est pas mal, oui mais l'omission du deuxième couple d'adverbes, à mon avis, sans couper les ailes à la phrase, les rogne tout de même un peu. Mme Schulman, c'est dans votre tradale que je relirai Quichotte un jour, si le temps m'est donné !



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°131 en août 2014)