BONHEURS GRATUITS


Le traducteur, parfois, est un peu schizophrène. D'un côté, vertueux défenseur de la profession, il réclame — autant que faire se peut — des rémunérations décentes et s'interdit de casser les prix. Mais il lui arrive aussi, même s'il ne s'en vante pas, d'être amené à travailler gratos.

Traducteur de poésie plus qu'à mon tour, je suis rarement payé pour ce travail délicat entre tous. J'en serais choqué si l'éditeur s'enrichissait sur mon dos, mais tel n'est pas le cas, dirait-on. La radio, quand elle me sollicite, ne me paie pas : mon salaire, ce sera les livres vendus suite à l'émission — autant dire peanuts. Quand on m'invite à parler en public, je déclare aux organisateurs que s'il y a de l'argent je le prends, sinon je viens quand même. Comment savoir si l'association qui se prétend fauchée l'est vraiment ? Il est bon de savoir se méfier, et meilleur encore de savoir faire confiance.

J'aime être payé, comme tout le monde. Il m'est doux d'entendre, tout en travaillant, le tintement des pièces tombant dans ma tirelire. Mais le bonheur inverse existe aussi : celui du geste désintéressé, qui nous vaudra l'estime et l'affection des grands naïfs dans notre genre, en même temps que le mépris des petits malins.

Parmi ces actes non rémunérés, il en est un dont je veux parler, tant l'expérience fut belle. Pendant trois ans j'ai fait partie de la commission littérature étrangère du Centre national du Livre. Celle-ci se réunit trois fois par an au 53, rue de Verneuil, siège du CNL, pendant deux jours à chaque fois, pour soutenir financièrement les projets éditoriaux qui le méritent le plus. La commission comporte trois ou quatre personnes du centre et une petite vingtaine de membres désignés pour trois ans, traducteurs en majorité, mais aussi éditeurs, journalistes ou libraires. Elle examine une bonne centaine de dossiers dont chacun correspond à un ouvrage traduit en français. L'éditeur sollicite, au choix, soit une aide à la publication (paiement d'une partie des frais), soit — le plus souvent — une aide à la traduction (entre 40 et 60% du coût de celle-ci). La commission délibère en s'appuyant notamment sur une note de lecture commandée à un lecteur extérieur.

Deux jours de travail intense, sept heures et plus à chaque fois, c'est lourd, tandis qu'une ou plusieurs traductions urgentes attendent à la maison. Pourtant, chacun de nous arrivait le matin en sifflotant. Car chacun savait que la journée lui réservait bien du plaisir.

Plaisir de retrouver les autres d'abord. Nous étions une collection d'individus aux personnalités souvent affirmées, très divers par certains côtés, proches par ailleurs, et si les discussions furent parfois serrées, il n'y eut jamais la moindre dispute. Les rigolades, elles, fusaient à tout moment.

Plaisir aussi de voir tourner une machine bien rodée, efficace, à la fois rigoureuse et souple, limitant au maximum les erreurs de jugement. Louées soient Florabelle Rouyer et ses équipières, Sophie Romain, Sarra Ghorbal et Marie-Flore Criscione, qui rendraient féministe le macho le plus borné.

Plaisir égoïste d'apprendre un tas de choses sur le monde de l'édition, celui des traducteurs, sur la traduction elle-même en discutant des exemples donnés par le lecteur, sur l'art de décrypter les rapports de lecture, pas toujours fiables à 100%.

Plaisir de se rendre utile, de jouer les Pères et Mères Noël en distribuant chaque année près d'un million d'euros à plus de trois cents nécessiteux.

Enfin et surtout, plaisir de payer sa dette. Je n'oublierai jamais que la grande majorité de mes projets grecs, depuis mes débuts dans les années 80, n'aurait jamais vu le jour sans le soutien du CNL. Sa survie à travers tant de changements politiques, la persistance chez lui d'un même esprit, alliant compétence et gentillesse, tient à mes yeux du miracle. Longue vie à lui ! Pourvu que ça dure ! Quoi qu'il arrive, je me sentirai toujours son débiteur.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°130 en juillet 2014)