Un poème de Mihàlis Ganas commence ainsi :
Το ποίημα έρχεται από μακριά
δεν ξέρεις αν χορεύει ή παραπατάει
Soit, mot-à-mot :
Le poème vient de loin
tu ne sais s'il danse ou titube
Le moment fort, c'est le dernier mot, παραπατάει, prononcé [parapataï], plus expressif encore que notre «tituber». Il y a là une fin tout à fait honorable, et l'on pourrait fort bien garder le mot-à-mot ci-dessus tel quel, en se demandant simplement s'il faut traduire par «tu» ce qui peut aussi bien être un «on». (En ce qui me concerne, je garderais le «tu», plus vivant, d'autant qu'il renforce l'allitération.)
Alors pourquoi changer ? Parce que je voudrais un effet plus marqué encore. Le redoublement des [t], très bien, mais la dégelée de [a] n'a pas d'équivalent vocalique pour l'instant et l'allitération en [s] n'est pas forcément la bienvenue, en ce qu'elle n'est pas spécialement expressive et qu'elle détourne l'attention de l'essentiel.
Et si je remplaçais les [a] par des [an] ? Ces nasales sonores, vibrantes, qui effarouchent certains, seraient appropriées ici. Ce qui donnerait, par exemple :
Le poème vient de loin
dansant (ou) titubant on ne sait
Avec ou sans «ou» ? Avec, on a un vers de neuf syllabes, dont la boiterie fait tituber le rythme, ce qui en principe est opportun. Pourtant je crois que sans le «ou» le rythme régulier de ce vers (huit syllabes), globalement dansant mais boiteux dans ses éléments (2+3+3), donc mi-dansant, mi-titubant, est plus riche, plus juste, tandis que sa syntaxe, plus heurtée, fait légèrement pencher le tout côté boiterie, à juste titre. Oui mais si le début du vers me semble bon, la fin est faiblarde. Comment faire pour la doper ? Et si, pour renforcer l'allitération, on y injectait des [t] ? Par exemple :
Le poème vient de loin
dansant ou titubant peut-être.
Cette fois la musique du vers accompagne mieux l'idée. Je préfère garder le «ou» pour avoir mes huit syllabes.
Comment ? J'ai modifié le sens original ? Le poète n'a pas écrit «peut-être» ? C'est vrai, un prof de version mettrait inex. ou fs dans la marge. Il ne fait pas le même boulot que moi. Il travaille sur des concepts, et moi sur des émotions. Une traduction dite littéraire est pleine de ces erreurs apparentes, qui visent en fait une vérité plus profonde.
Tout ce mal pour une amélioration plutôt infime ? Eh oui. Ce n'est pas raisonnable ? Eh non.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°127 en avril 2014)