Je traduis pour le festival des Nuits de Fourvière, l'autre jour, quelques chansons rebètika, dont celle-ci :
Tantôt le haschich me ranime
tantôt il m'empoisonne
tantôt il me plonge dans la déprime
et je ne parle à personne
Mes idées vont dans tous les sens
et partent à la dérive
Ce que je vois c'est la mort qui s'avance
et qui bientôt arrive
Cette fin-là qui m'est destinée
l'oublier, impossible
Ma vie dans ce monde où je suis né
jamais ne sera paisible
Oh vie de bitures et de nuits folles
restons-en là, tu veux ?
Qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu me colles
tout le temps les larmes aux yeux ?
Quelques jours plus tard, je relis les rebètika que j'avais traduits il y a quinze ans déjà pour La Grèce de l'ombre. J'y trouve une chanson qui ressemble beaucoup à celle-ci. En fait... mais oui... c'est la même ! J'avais complètement oublié !
La honte redouble quand je compare mes deux versions.
Le narghilé me nourrit
ou bien il me fait maigrir
des fois il me fout le bourdon
je reste seul sans rien dire
Dans ma cervelle tout tourne
y a plus rien qui en sort
bientôt ce sera fini
je me sens pas loin de la mort
Ça jamais un instant
je ne pourrai l'oublier
jamais je serai pénard
dans le monde où je suis né
Je n'ai reçu de la nature
que le chagrin la douleur
c'est tout, et le haschich
pour me calmer une heure
Je dis à ma vie : Arrête
paumée, t'as trop duré
qu'est-ce que je t'ai fait dis-moi
que tu me fasses autant pleurer ?
Si seulement la plus récente était la meilleure, je me consolerais. Mais s'il est permis de la trouver plus réussie sur certains points, je crains fort que globalement, l'ancienne ne l'emporte.
Que s'est-il passé ?
Les deux versions sont versifiées, et respectent une double règle : schéma rythmique régulier — à condition, bien sûr, d'élider la plupart des e muets, comme c'est la règle dans les chansons, ex. «tantôt i'm'plonge... quesque j't'ai fait pour que tu m'colles» — et présence de rimes. Mais la règle diffère de l'une à l'autre.
En 1998, je disposais du texte grec mais pas de la musique. J'ai donc choisi alors un rythme passe-partout, de même longueur à peu près que dans le texte grec : dans chaque strophe, quatre vers de six syllabes. Les vers 2 et 4 étant les seuls rimés (il n'y a là, en fait, que deux vers traditionnels de 15 syllabes, coupés en deux par l'imprimeur), j'ai fait de même.
En 2014, j'ai pu écouter la musique avant de traduire, ce qui m'a incité à choisir un rythme (8, 6, 8, 6) moins dansant, moins charmeur, plus proche de l'original et du climat de la chanson, un peu lourd, un rien boiteux.
Mais le problème n'est pas là. Mon erreur a été de m'imposer une contrainte supplémentaire en faisant rimer aussi 1 et 3. Je ne sais trop pourquoi. Pour faire le malin sans doute. Résultat : je n'ai pu garder l'image de la maigreur, qui était importante, et je m'en veux. De plus, ces nouvelles rimes accentuent encore la coupure en deux des longs vers, donnant un rythme plus rapide, alors qu'il vaudrait mieux ralentir.
Moralité : il faut ajuster la contrainte, l'adapter à nos moyens, ne pas chercher de virtuosité inutile. Et si possible, éviter de se mesurer à soi-même, ce dangereux rival. Surtout à partir d'un certain âge, où l'on a tendance à voir, dans le moindre accroc, les premiers signes de l'inéluctable déclin.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°126 en mars 2014)