Il y a quelques mois, j'annonce à des amis traducteurs que j'ai été sollicité par les éditions Amarad. Réjouis-toi, Sacha, me dit-on : Clément Amarad paie bien et vite, ce qui devient rare. Mais méfie-toi : il revoit tout lui-même, et passe pour avoir la main lourde...
Cette dernière phrase est couverte par les détonations joyeuses des bouchons de champagne. Le traducteur de syldave que je suis fait la fête chaque fois qu'un éditeur se penche sur sa langue rare et méprisée.
Je livre mon travail à temps ; lorsqu'il me revient, revu, deux mois plus tard, mes yeux s'écarquillent d'horreur : la main d'Amarad, en effet, a pesamment frappé. Il ignore tout du syldave, c'est donc mon français qui est en cause. Ma prose est constellée d'interventions diverses, à raison d'une toutes les deux lignes en moyenne. Une sacrée correction... Dans le courrier qui accompagne le blessé, nulle mention d'une date limite pour la remise de mes éventuelles réactions — la publication, d'ailleurs, est imminente. Visiblement, je suis mis en face du texte final.
Mon bout de chemin avec Amarad se termine du même coup brusquement, mais là n'est pas mon sujet. Je ne viens pas ici pleurer pour faire pleurer, mais positiver, que diable ! en tirant de l'épisode une leçon bénéfique.
Je dois dire qu'en repérant une à une les agressions infligées à mon texte, je sens ma colère s'effacer devant une curiosité quasiment scientifique. Ces modifications, le plus souvent gratuites, qui semblent avoir une seule raison d'être : marquer la présence et le pouvoir du chef, ne sont pas faites au hasard. Leur ensemble, cohérent (presque toujours), dessine les contours d'une langue bien connue de nous tous : le français d'éditeur. Je ne l'avais jamais vue, cette langue, maniée avec une telle constance, une telle vigueur conquérante.
Ce document exemplaire ne doit pas rester dans l'ombre ! Il va me permettre d'esquisser une description de cet idiome en comparant la version de l'éditeur à la mienne. Je le fais avant tout à l'intention des jeunes traducteurs, qui auront à cœur de maîtriser une langue aussi utile. Les linguisticiens et les stylisticiens du futur viendront, je l'espère, compléter ma modeste ébauche.
Disons tout de même que de nombreux éditeurs n'éprouvent pas ce besoin compulsif de marquer leur territoire en y versant un peu d'eux-mêmes ; ils n'ont pas tous, loin de là, personnellement recours à cette langue ; cependant ils la connaissent, et certains l'apprécient sûrement. (Ils ne l'appellent pas français d'éditeur, mais bon français.) En l'adoptant, le traducteur a de bonnes chances d'être bien jugé. Écoutez donc, jeunes gens.
Le français d'éditeur n'aime pas les mots simples et concrets. Il leur préfère des synonymes plus élaborés, moins débraillés.
...sa chambre, que la chaleur estivale changeait en purgatoire. (S.M.)
... sa chambre que la chaleur transformait en purgatoire. (C.A.)
Ou bien :
Les Français voyaient en lui le chef invisible des services secrets britanniques. (S.M.)
Les Français le considéraient comme le chef invisible... (C.A.)
Ou encore :
L'enfer est ici, le paradis aussi. (S.M.)
L'enfer est ici, le paradis également. (C.A.)
De même, les verbes de base, tels être ou avoir, sont mal vus — pardon, considérés :
Les attaques de l'extrême droite française, Edouard Drumont en tête, étaient un délire antisémite qu'il ne supportait plus. (S.M.)
Les attaques de l'extrême droite française, Édouard Drumont en tête, formaient un délire antisémite... (C.A.)
Le français d'éditeur fuit les répétitions comme la peste :
...les immenses marronniers de l'avenue, dont les marrons tombaient sur les trottoirs mouillés... (S.M.)
...les immenses marronniers de l'avenue, dont les fruits tombaient sur les trottoirs mouillés... (C.A.)
Le français d'éditeur privilégie la clarté :
Telle fut la question de Gisèle... (S.M.)
Telle fut la question que me posa Gisèle... (C.A.)
Le héros et sa chérie sont seuls dans la chambre, mais Gisèle aurait pu aussi bien poser la question à une personne vue par la fenêtre, ou à Dieu, ou à elle-même.
Fidèle à cet idéal de clarté, le français d'éditeur apprécie peu (n'affectionne guère) les énoncés trop indirects, les subtilités superflues, une litote comme celle-ci par exemple :
Son amitié avec le peu populaire Clemenceau... (S.M.)
Son amitié avec Clemenceau, l'impopulaire... (C.A.)
Le français d'éditeur ponctue abondamment : cela fait sérieux, tout en rendant le texte plus lisible, plus digeste — comme une viande coupée en petits morceaux :
Le lendemain au réveil, il avait disparu comme un rêve. (S.M.)
Le lendemain, au réveil, il avait disparu, comme un rêve. (C.A.)
Le français d'éditeur considère la concision, la fluidité, le rythme comme des aspects subalternes :
Il avait oublié son nom. (S.M.)
Il ne se souvenait plus de son nom. (C.A.)
Ou bien :
Son café était froid. Il en commanda un autre. Cette fois-là, heureusement, ce fut le garçon habituel qui prit sa commande. (S.M.)
Son café était froid. Il en commanda un autre. Cette fois, ce fut le garçon qu'il connaissait qui prit la commande. (C.A.)
Ou encore :
Un frisson le parcourut, causé non point tant par l'automne parisien humide et froid que par... (S.M.)
Un frisson le parcourut, causé non tant par le froid humide de l'automne parisien que par... (C.A.)
Le bégayant de-de dans «humide de» n'est pas perçu, ou jugé négligeable. (Et c'est la première fois que je rencontre «non tant».)
Le français d'éditeur, volontiers minutieux, peut faire un sort au moindre détail : notons, dans un exemple antérieur, le «sa» de «sa commande» qui devient «la», histoire d'éviter, je suppose, une dangereuse équivoque : le garçon de café pourrait, en effet, prendre sa propre commande...
Mais le français d'éditeur n'hésite pas à se contredire en supprimant par ailleurs les détails superflus, les nuances trop fines.
Le héros se souvient de sa bien-aimée. Il revoit
ses yeux fermés un instant pendant l'amour (S.M.)
qui deviennent
ses yeux fermés pendant l'amour (C.A.)
La magie fragile, fugitive d'un instant d'extase ? Le bref sommet du plaisir qu'on devine ? Mon pauvre ami, qu'allez-vous chercher là. Cessons de couper les cils en quatre et fermons ces yeux un bon coup, qu'on en finisse. Nos lecteurs n'ont pas que cela à faire.
M'accusera-t-on de sélectionner soigneusement mes exemples ? Voici, en guise de bouquet final, un paragraphe choisi totalement au hasard :
La jeunesse est cruelle pour l'homme. Non seulement elle passe vite, mais il ne s'en débarrasse jamais. Il la retrouve à tout moment, moqueuse, tel un enfant qui lui tire la langue. En de rares circonstances, pourtant, elle lui revient fugitivement, lui insufflant un peu de l'énergie passée. Alors un paroxysme de colère ou de passion amoureuse lui rend un instant cette illusion de toute-puissance qu'on appelle jeunesse. (S.M.)
La jeunesse est cruelle. Elle s'en va, pourtant l'être humain ne s'en défait jamais. Il la retrouve toujours, facétieuse, tel un gamin qui lui tire la langue. En de rares circonstances, il arrive qu'elle repasse, fugitivement, et insuffle des brides (sic) de l'énergie ancienne. Un paroxysme de colère ou de passion, parfois, alimente l'illusion de toute-puissance qu'on apparente à la jeunesse. (C.A.)
Ton français d'éditeur est au vrai français ce que le Babybel est au Maroilles ! me glisse un ami traducteur.
Il y va fort. Je comprends que le dialecte éditorial semble terne et insipide à certains ; mais il a ses vertus : aseptisé, linguistiquement correct et consensuel, il facilite la communication en produisant des énoncés mieux formatés, plus homogènes.
Que doit faire le traducteur ? S'obstiner à écrire comme il le sent, se battre comme un tigre pour chaque virgule, donquichottesquement ? Ou se plier, s'aplatir, voire devancer les exigences éditoriales pour se faire bien considérer ? Ou louvoyer entre les deux extrêmes en fonction de l'interlocuteur, évaluer à chaque fois jusqu'où on peut aller ? Je n'en sais rien. Je sais seulement que nous faisons, cela se confirme, un métier délicat — donc passionnant.
(Première publication : TransLittérature, N°45, Juillet 2013)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°125 en février 2014)