Pas moyen de m'habituer. Cela fait pourtant vingt ans que je traduis les vers en vers. Il y a d'abord eu les cinquante poèmes de Kavvadìas, de facture strictement classique, puis des poèmes de Ganas, Vayenas ou Kapsàlis, nos contemporains, et j'achève ces jours-ci l'œuvre intégrale de Cavàfis, qui comporte une bonne centaine de poèmes en vers réguliers, souvent rimés. J'ai déjà écrit (je crois) sur cet étrange plaisir de traduire les vers, cette ivresse quand ça prend forme, la même ivresse que procure la danse.
Ce que je n'ai pas dit, c'est le trac à chaque fois. On a beau savoir qu'on finira par s'en tirer tant bien que mal, il y a toujours un moment de panique. Avant de commencer, puis, le plus souvent, quand on commence. Parfois tout prend forme très vite, comme par magie, mais dans la plupart des cas, rien à faire, ça ne colle pas. La matière ne rentre pas dans le moule, il y a une ou deux syllabes de trop, ou plus rarement une de pas assez. Ou bien l'on trouve un vers superbe, mais rien qui rime avec lui, on doit y renoncer.
Cahin-caha, tout finit par s'arranger à peu près. Le résultat ne sera jamais parfait, mais on arrive en général à quelque chose de présentable, et l'on peut compter sur l'indulgence du public, vu la rareté de la marchandise : les traductions versifiées devenant minoritaires, l'art du vers tombant en désuétude, ses derniers artisans sont une espèce à ménager, à protéger, et les imperfections techniques sont mieux pardonnées — quand on les voit. N'empêche, il s'agit là d'un travail intense, d'où la nécessité de faire des pauses. On revient alors à la prose où l'on retrouve une autre sorte d'ivresse, une impression de vitesse et d'aisance, comme en vélo dans la descente après une rude montée.
Aisance en grande partie trompeuse, naturellement : écrire une prose correctement rythmée, c'est tout aussi délicat qu'écrire en vers, et peut-être plus.)
L'ironie de la chose, c'est qu'une fois passé à la prose, ou au vers libre, l'esprit continue sur sa lancée : bien souvent les alexandrins qui se refusaient déboulent alors qu'on n'en veut plus et il faut parfois, la mort dans l'âme, les casser.
À force de rimailler, tout de même, je pense avoir fait des progrès. En dextérité, je ne sais pas, mais on dirait que le trac diminue. Depuis des années la poésie de Karyotàkis me nargue et m'intimide avec ses vers aux rimes éclatantes. Les traduire m'a toujours semblé au-dessus de mes forces. Et voilà que je me surprends à rêver d'eux vaguement. Vais-je relever le défi, dans un an ou deux ?
Il faudrait pour cela qu'à la sortie de mon Cavàfis, les cavafologues outrés par mes menus écarts (ce poète-là, pour beaucoup, c'est plus sacré que l'Évangile), ne descendent pas mon travail en flammes, détruisant du même coup ma fragile confiance en moi...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°123 en décembre 2013)