En réponse à mon Carnet du traducteur de septembre intitulé «Champs de ruines», voilà ce qu'on peut trouver ce mois-ci sur un méchant petit site :
Dans le déluge actuel de discours sur la traduction — colloques, assises, livres, revues, blogs — un article récemment paru dans un recoin obscur de la Toile vient de retenir notre attention. L'auteur, traducteur lui-même (dit-il), critique férocement l'un de ses confrères, auteur d'une anthologie poétique.
Le crime commis par le confrère ? Il a traduit les poèmes avec une fidélité scrupuleuse ! Il a suivi l'original pas à pas ! Le commentateur fustige la gaucherie, la lourdeur du résultat, avec une ironie pas toujours légère elle non plus, et l'assurance arrogante de qui hurle avec les loups.
Car il n'est pas seul ! Peu importe son nom : il n'existe pas en tant que personne. Ça parle à travers lui, comme dirait l'autre. Il surfe sur l'air du temps. Il n'est rien que le porte-parole servile d'une certaine idée de la traduction, largement répandue aujourd'hui, devenue doxa écrasante.
L'idéal d'une majorité d'entre nous ? Il faut que «ça sonne bien», que «ça respire», que «ça chante». Il leur faut de la musique ! Ils n'ont que ce mot à la bouche. Ils sont prêts à toutes les acrobaties, toutes les combines — déplacer les mots, les supprimer, les remplacer par d'autres, ajouter les leurs —, substituant leur petite chanson au texte original, pour que «ça coule bien», que «ça balance», au nom d'une conception de la poésie désuète, naïve, cruellement réductrice. On se croirait revenu au temps de Lamartine...
Notre musicien de service, sans grand souci de cohérence, juge le travail de l'anthologiste à la fois «incolore, inodore, insipide» et «rocailleux» — ce qui est contradictoire. À l'appui de sa condamnation, il cite seulement deux petits exemples :
Notre vie est devenue comme une lettre
avec quelque message très important...
Pourtant la lettre va et vient
de bureau de poste en bureau de poste
sans que personne ne l'ouvre
sans que personne ne la jette...
Et de railler grassement certains heurts de consonnes, «avec quelque» d'abord, puis «personne ne», évidemment.
Il faut bien que quelqu'un le lui dise : mon pauvre ami, la poésie n'est pas une partie de plaisir, une molle balade en barque sur des flots harmonieux, une partie de balançoire où une euphorie de pacotille conduit doucement à une vague nausée. La poésie ? C'est une âpre bataille. Un jaillissement de forces. Elles frottent, ces consonnes ? Mais le frottement produit de l'énergie ! Ils sentent l'effort, ces vers français ? Rien de pire que ceux où l'on ne sent rien ! Nous ne sommes pas loin de voir, quant à nous, dans ces prétendues maladresses, placées au tout début de l'anthologie, superbement provocatrices, une sorte de manifeste, d'annonce de temps nouveaux.
Notre musicologue amateur ne va pas nous contredire : n'étant pas un imbécile, se trouvant doté d'un embryon de conscience historique, il pressent que son idéal en traduction n'est ni universel, ni éternel, et que peut-être le vent est en train de tourner. Il cite lui-même certains travaux récents, certaines retraductions de classiques du polar américain par exemple, récemment saluées par la presse, qu'évidemment il condamne, les trouvant trop proches de l'original. Il cite aussi, en ricanant, cet extrait de la préface de sa victime :
«Pour les traductions présentées ici, j'ai pris le parti de serrer au plus près le texte original, (...) en sacrifiant toujours au sens du poème original tout souci de «beauté littéraire» (risque pour tout traducteur qui se retrouve finalement en plagiaire des idées de son auteur, où il puise les matériaux d'une œuvre devenue personnelle, reconstruite sur et avec les ruines du texte à traduire.»
Gageons qu'un jour viendra où de tels propos, loin de susciter des rires gras, serviront de guide aux traducteurs du futur ; où ces derniers sauront que le traducteur n'est pas le maître, que sa grandeur lui vient de rester à sa place, que sa gloire est dans son humilité, et que ce qu'il peut donner de meilleur à ses auteurs, c'est un peu de respect, enfin !
Le fin mot de cette réjouissante mise à mort ? Le nom de son auteur ?
Réponse dans «Où l'on se donne le fouet» (rubrique JOURNAL INFIME de ce mois).
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°122 en novembre 2013)