PORTRAIT DU TRADUCTEUR EN PROF


Or donc, le mois dernier, je décernais mon Andouille mensuelle à André Chouraqui traducteur de la Bible. Mes gloses un tantinet moqueuses ne semblent pas avoir défrisé mon entourage ou les confrères qui me lisent, le commentaire quasi général étant : «Mais qu'est-ce qu'il a donc fumé, ton Chouraqui ?»

J'ai tout de même eu vent d'une réaction négative : un volkonaute ayant transmis mon texte à un ami, il a reçu en réponse une longue lettre. L'ami en question, «enthousiasmé» par Chouraqui entendu un jour à la radio, a sauté sur la Bible Chouraqui, aussitôt «irradié par la qualité de sa langue». Il l'utilise dans son cours de théâtre. Il préfère cette «rugueuse rocailleuse traduction» à toutes les autres, «policées léchées, définitives» et surtout «terriblement idéologiques». Il a subi plusieurs années d'école catholique et les Bibles papistes lui donnent des boutons. Il voit donc en moi, que la Bible Chouraqui ne fait pas planer, un allié objectif des curés («Toutes les références de l'ami professeur s'appuient sur les traditions conformistes de la Chrétienté») ; je suis pour lui, par ailleurs, un prof du secondaire obtus, borné, sectaire : «Peut-être est-ce là que réside la tension entre le professeur de l'Éducation Nationale qui (devoir) transmet du Savoir (fût-il tronqué ou partiel) et le professeur de Théâtre qui soulève le doute...»

C'est bien la première fois qu'on me bombarde suppôt des cathos ! Les adversaires de la version Chouraqui sont-ils automatiquement défenseurs des Bibles chrétiennes ? Non, bien sûr. La Bible de Jérusalem, par exemple, est un peu trop tiède et fade pour mon goût, la TOB juste un peu moins ; j'ai davantage de tendresse pour la version protestante de Segond et surtout pour la Bible de Port-Royal, due à Louis-Isaac Lemaître de Sacy, au français superbe. Toutes sont marquées par leur choix religieux ainsi que par leur époque, inévitablement ; aucune, selon moi, n'est à jeter ; aucune ne me satisfait pleinement. La meilleure à l'usage ? Cela dépend des circonstances. Quand j'ai un bout de Bible à traduire, je choisis en fonction de l'ambiance du passage — et il m'arrive même de bricoler ma propre traduction en fonction des exigences du texte-source.

Bref, si je critique Chouraqui, c'est que moi aussi, je crois, je travaille à soulever le doute...

Revenons aux Béatitudes (Mathieu, V). «Heureux les matriciels» (Chouraqui) v. «Heureux les miséricordieux» (Jérusalem, TOB, Osty...). À l'horrible et incompréhensible «matriciels» je préfère n'importe quoi d'autre, ce qui ne veut pas dire que je raffole du canonique «miséricordieux», un peu trop cérémonieux et cul-bénit pour moi. Je préfère la version de Marie-Andrée Lamontagne et André Myre, dans la Bible Bayard, non confessionnelle : «Joie des êtres compatissants, / ils éveilleront la compassion.» (Mais «êtres» est-il vraiment nécessaire ?)

N'étant pas un inconditionnel de cette nouvelle version, je note cependant qu'elle parvient le plus souvent au but manqué par Chouraqui : rapprocher le texte biblique de ses origines sans l'éloigner excessivement de nous. Il suffit de comparer les débuts de la Genèse.

Chouraqui :


Entête Elohîm créait les ciels et la terre,

la terre était tohu-et-bohu,

une ténèbre sur les faces de l'abîme,

mais le souffle d'Elohîm planait sur les faces des eaux.

Elohîm dit : «Une lumière sera.»

Et c'est une lumière.

Elohîm voit la lumière : quel bien !

Elohîm sépare la lumière de la ténèbre.

Elohîm crie à la lumière : «Jour.»

À la ténèbre il avait crié : «Nuit.»

Et c'est un soir et c'est un matin : jour un.

Elohîm dit : «Un plafond sera au milieu des eaux :

il est pour séparer entre les eaux et entre les eaux.»

Elohîm fait le plafond.

Il sépare les eaux sous le plafond des eaux sur le plafond.

Et c'est ainsi.


Bayard (Frédéric Boyer et Jean L'Hour) :


Premiers

Dieu crée ciel et terre

terre vide solitude

noir au-dessus des fonds

souffle de dieu

mouvements au-dessus des eaux


Dieu dit Lumière

et lumière il y a

Dieu voit la lumière

comme c'est bon

Dieu sépare la lumière et le noir

Dieu appelle la lumière jour et nuit le noir

Soir et matin

un jour


Voilà qui se comprend tout seul, en gardant cependant une certaine charge de poésie et d'étrangeté.

Mais c'est la seconde critique de mon chouraquiste qui m'intéresse le plus. Me voilà donc intronisé porte-drapeau de l'Éducation Nationale ! Elle en serait stupéfaite si elle l'apprenait, la pauvre. J'avoue que dans un premier temps j'en ai été davantage vexé qu'amusé. Mais bientôt, à la réflexion, je me suis dit que mon contempteur n'avait pas tort, dans un sens. J'assume donc : ma répulsion à l'égard du grimoire chouraquien est sans doute, en grande partie, une réaction de prof — de l'humble prof du secondaire que je fus, attaché à tous ses élèves, y compris les plus nuls, la plupart ne connaissant pas bien ou pas du tout la Bible et certains sachant à peine ce que «miséricorde» veut dire. Mon principal grief à l'égard de Chouraqui, c'est qu'il fait de la Bible un texte ésotérique, réservé aux fins lettrés que l'obscurité n'intimide pas et qui comprendront le texte pour l'avoir déjà lu auparavant dans une version compréhensible.


Entête, lui, le logos et le logos, lui, pour Elohîm,

et le logos, lui, Elohîm.

Lui entête pour Elohîm.


Honnêtement, qui peut se vanter de voir clair dans ce tohu et ce bohu verbaux s'il n'a pas lu ailleurs le début de l'évangile selon Jean (pardon : l'Annonce de Iohanân) ? Dans une bonne vieille version tous terrains, cela donne à peu près ceci :


Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu.


Je ne veux pas la mort du pécheur, en l'occurrence la Bible Chouraqui. Elle a son rôle à jouer elle aussi : remplir d'aise les exégètes pointus, les amateurs de couleur locale orientale et quelques intellos snobs. Mais la Bible, c'est tout de même autre chose. Elle a été rédigée, sauf erreur, pour tous les hommes, et non pour une petite caste orgueilleuse. Il ne faut pas la rendre plus obscure qu'elle n'était. Le temps n'a déjà que trop tendance à l'obscurcir.

Là, mon contradicteur bondit. Intello snob ? «Je ne suis pas intellectuel !» s'écrie-t-il dans la fameuse lettre. Hélas, cher ami, c'est justement à ce genre de dénégation qu'on reconnaît l'intellectuel. J'en suis un moi aussi — pas de quoi en avoir honte, pas de quoi en être fier non plus —, mais je me soigne. L'intello doit se surveiller. Ne pas parler ou écrire uniquement pour lui-même et ses potes.

Le présent épisode m'en rend plus conscient : mon métier de prof a déteint sur le traducteur. J'essaie, en traduisant, en écrivant, d'être clair et simple, d'éviter le jargon, de ne jamais céder à la tentation de l'obscurité, qui vous donne vite à peu de frais l'auréole de l'Esprit Supérieur.

Il ne faut pas exagérer non plus, j'entends bien. Quand un texte est délibérément et légitimement complexe, ambigu, énigmatique, je ne dois évidemment pas le rendre clair comme un roman Harlequin, mais je ne vais pas non plus, surtout pas, en rajouter dans l'obscur ; je donnerais plutôt, ici ou là, en douce, un léger coup de pouce, levant dans la nuit le halo de ma petite lanterne sourde, tendant la main à mon lecteur pour ne pas le larguer lui aussi — ils sont déjà si rares...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°121 en octobre 2013)