Je ne vais pas raconter ici toute l'affaire en détail, il faudrait un livre. Résumons : les traducteurs français ont deux associations : l'ATLF (Association des traducteurs littéraires de France) et ATLAS (Assises de la traduction en Arles), à la fois fille et sœur de la précédente. ATLAS organise notre rencontre annuelle d'Arles et gère le CITL (Collège international des traducteurs littéraires), qui accueille des traducteurs en résidence dans la même ville.
Membre d'ATLAS depuis bientôt trente ans, et de son Conseil pendant douze ans, j'ai pris une part étroite à la vie de l'association, et observé ses inévitables remous. Les plus violents, quasi permanents, sont dus au conflit de pouvoir entre les douze membres bénévoles du Conseil, qui siège à Paris, et leur employé salarié arlésien, le directeur du Collège, qui le plus souvent n'a qu'une envie : être seul maître à bord.
Au début de cette année, pour mettre fin à l'éternel bras de fer, une partie du Conseil a proposé une réforme des statuts visant à renforcer son pouvoir. L'assemblée générale extraordinaire du 22 mars, à la suite d'un malentendu, a voté contre la réforme ; du coup, huit membres du Conseil ont démissionné, les quatre restants ont coopté un nouveau Conseil, et l'assemblée du 25 juin a ratifié.
C'est pour moi une double défaite. J'ai voté oui à la réforme, sachant par expérience qu'ATLAS ne peut fonctionner si le Conseil n'a pas les moyens de s'imposer au Directeur ; ensuite, j'ai voté non à la ratification et fait campagne contre elle, me concertant avec les démissionnaires, expliquant notre position à de nombreux adhérents, prenant la parole aux deux AG.
Comment pouvais-je faire autrement ? La réforme une fois refusée, pour qu'elle passe malgré tout, il fallait empêcher le nouveau Conseil de l'emporter : connaissant le président autoproclamé, nous savions qu'avec lui le directeur du Collège serait le vrai patron. Je connais bien les acteurs de la pièce. De notre côté, des professionnels incontestables et irréprochables sur le plan humain ; parmi les signataires de notre appel, d'autres traducteurs non moins remarquables. En face, au sein du nouveau Conseil, des personnes de bonne volonté pour la plupart, de grande valeur parfois, mais qui n'ont pas saisi l'enjeu ; ils se sont placés sous la coupe d'un président manipulateur, manipulé lui-même par le directeur du Collège, personnage d'une habileté redoutable, organisateur compétent (ce que nul ne conteste), manœuvrier, procédurier, bien introduit partout, charmeur quand il le faut, mais pour qui les traducteurs sont moins une fin qu'un moyen au service d'une ambition personnelle. Ses réalisations, si réussies soient-elles, ont pris ces derniers temps un petit côté culturalo-branché qui n'est pas ce que la modernité offre de meilleur, et qui gêne certains d'entre nous.
Il y a dans l'affaire, à mes yeux, ceux qui servent ATLAS et ceux qui s'en servent. Ceux dont je me sens proche et ceux qui me sont étrangers, qui obéissent à d'autres codes, qui parlent une autre langue.
Résultat du vote : un désastre. 50 voix pour nous, plus de 200 pour ceux d'en face. Je suis triste, naturellement. Non pas d'avoir perdu : j'ai fait ce que j'ai pu, ma conscience est en paix ; il y a même, dans l'échec, une volupté particulière que je connais bien, à force, et que j'en suis venu à goûter jusqu'à un certain point. Je suis triste de voir s'éloigner — poussés par je ne sais quels vents mystérieux — des amis que j'aime et j'estime, dont j'avais toujours partagé la vision. Je suis triste pour l'ensemble des traducteurs, pour les membres de notre chère ATLF qui ont massivement voté la ratification. Ils se sont fait baiser, les pauvres. Certains n'ont rien compris au film. Grâce à leur vote, nous avons perdu le Collège, plus que jamais aux mains de son directeur, tandis que le nouveau Conseil d'ATLAS prépare des statuts tout neufs qui rogneront ses propres pouvoirs. Le directeur pourra désormais faire du Collège ce qu'il veut, et non plus ce que nous voulions.
S'ajoute à la tristesse un étrange malaise : celui qu'on éprouve dans certains cauchemars, quand on parle, on parle, et personne n'entend. J'ai eu beau répéter les arguments ci-dessus, si simples, j'ai eu beau clamer ce qui pour moi est l'évidence, combien de personnes ai-je convaincu ? Deux ? trois ? Avec les autres, j'aurais pu aussi bien pisser dans un violon. Je n'y comprends rien à vos histoires, telle a été le plus souvent la réponse à mes explications détaillées. Me faire comprendre était plus facile au lycée.
Mais tout cela n'est-il pas dans l'air du temps ? Si mes anciens étudiants du Master entrés dans le métier — j'en compte une trentaine — et les jeunes traducteurs en général ont presque tous choisi l'autre camp, faut-il s'en étonner ? Nous ne faisons pas le poids, nous autres, pauvres andouilles, nous sommes ringards avec nos souvenirs d'un autre âge, notre idéalisme de boy-scouts, notre amateurisme, face à des pros de la com' qui fréquentent les ministères et ne se déplacent pas sans leur avocat. Laure Bataillon et Françoise Campo, fondatrices d'ATLAS et du Collège dans les lointaines années 80, se retournent aujourd'hui dans leur tombe, et alors ? Laure Bataillon, C ki ? Une ère nouvelle commence. La mort d'un dinosaure nommé Nadeau, dans ce contexte, prend pour moi un tour hautement symbolique.
Que faire ? Je ne sais pas encore. Il y a sans doute quelque chose à sauver. Dans les mois qui viennent les choses vont sûrement bouger, pas toujours dans le mauvais sens. L'urgence, pour moi, ces jours-ci, c'est de ne pas remâcher inutilement l'indignation. D'essayer de comprendre ceux qui n'ont pas compris, en me répétant plusieurs fois par jour : il ne faut pas leur en vouloir, à ceux-là qui ont mal voté, ils ont cru bien faire. L'important désormais, c'est que les endormis se réveillent doucement. Que l'ATLF reste unie. Que les blessures cicatrisent.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°118 en juillet 2013)