Certains traducteurs se distinguent par un travail d'une qualité exceptionnelle, d'une originalité extrême ; ils se livrent avec passion à ce travail, cette obsession qui les dévore. On pourrait les qualifier de génies, de demi-dieux, ou de saints — n'en déplaise aux mécréants qu'ils sont peut-être.
Ils ne courent pas les rues, ces saints traducteurs. Je rangerais volontiers parmi eux notre contemporain André Markowicz, par exemple. Ou Philippe Brunet, qui vient de consacrer vingt ans de sa vie à l'Iliade. Il vient d'en donner une traduction révolutionnaire qui fera date.
Pour nous francophones, l'Iliade, avant lui, c'était ça :
Chante, déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s'accomplissait ainsi, depuis qu'une querelle avait divisé l'Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus.
Leconte de Lisle, 1850.
Ou bien ça :
Chante, déesse, la colère d'Achille, le fils de Pélée ; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d'âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel — pour l'achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d'abord divisa le fils d'Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille.
Paul Mazon, 1939
C'est la version de la fameuse collection Budé. Voici maintenant celle de la Pléiade :
Déesse, chante-nous la colère d'Achille, de ce fils de Pélée, — colère détestable, qui valut aux Argiens d'innombrables malheurs et jeta dans l'Hadès tant d'âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux oiseaux comme aux chiens : ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus. Commence à la querelle où deux preux s'affrontèrent : l'Atride, chef de peuple, et le divin Achille.
Robert Flacelière, 1955
Flacelière est dans un sens le fils de Mazon et Bérard : il s'inspire du premier pour la langue, tout en pratiquant la même prose rythmée que le second dans l'Odyssée. Dotée d'une pulsation continuelle à base d'hexamètres, l'antique épopée se met à chanter.
Sautons quelques étapes — il y aurait eu, depuis la Renaissance, une douzaine d'Iliades françaises — et passons à ce qui est sans doute la première traduction en vers :
Chante, ô déesse, le courroux du Péléide Achille,
Courroux fatal qui causa mille maux aux Achéens
Et fit descendre chez Hadès tant d'âmes valeureuses
De héros, dont les corps servirent de pâture aux chiens
Et aux oiseaux sans nombre : ainsi Zeus l'avait-il voulu.
Pars du jour où naquit cette querelle qui brouilla
L'Atride, gardien de son peuple, et le divin Achille.
Frédéric Mugler, 1995
C'est La Différence qui a publié ces quatorzains flasques, vite oubliés. Une nouvelle version nous arrive cette année :
La colère, chante-la, déesse, celle du Pélide Achille,
La pernicieuse, qui aux Achéens donna tant de souffrances
Et qui jeta dans l'Hadès tant de fortes âmes
De héros ; eux-mêmes, elle en fit la pâture des chiens
Et des oiseaux. La décision de Zeus s'accomplissait,
Depuis que d'abord s'opposèrent en querelle
L'Atride prince des hommes et Achille le divin.
Jean-Louis Backès, 2013
Le découpage en vers libres cache une absence quasi totale de cadence. Ces vers-là sont moins rythmés que la prose d'un Flacelière.
Mais entretemps est apparue la version qui nous intéresse aujourd'hui :
Chante, déesse, l'ire d'Achille Péléïade,
ire funeste, qui fit la douleur de la foule achéenne,
précipita chez Hadès, par milliers, les âmes farouches
des guerriers, livrant aux chiens leurs corps en pâture,
aux oiseaux en festin, achevant l'idée du Cronide.
Philippe Brunet, 2010
Remarque-t-on à première vue l'éclatante nouveauté de cette Iliade-là ? À première audition, ce serait évident. La nouveauté consiste en un radical retour en arrière. Brunet, dans sa volonté de revenir à l'origine, a décidé d'utiliser non pas le vers français, mais celui de l'original antique : l'hexamètre dactylique. Composé non pas d'un nombre fixe de syllabes, mais de six pieds comportant chacun deux ou trois syllabes, ce mètre se déroule selon le schéma suivant, — représentant les longues et v les brèves :
— vv / — vv / — vv / — vv /
ouououou— vv / — v
— — / — — / — — / — — /
(Dactyle : — vv ; spondée : — — ; trochée : — v)
En français, ni longues ni brèves, mais des accentuées et des atones. Ce qui donne, avec l'initiale de chaque pied accentuée, marquée en gras :
Chante, dé / esse, / l'ire d'A / chille / Péléï / ade,
ire fu / neste, qui / fit la dou / leur de la / foule aché / enne,
précipi / ta chez Ha / dès, par mil / liers, les / âmes fa / rouches
des guer / riers, liv / rant aux / chiens leurs / corps en pâ / ture,
aux oi / seaux en fes / tin, ache / vant l'i / dée du Cro / nide.
Fort bien, dira-t-on, mais où se trouve la sainteté là-dedans ?
Il faut, pour le comprendre, avoir entendu Brunet. J'ai eu cette chance aux Assises d'Arles en 2011, où il animait un atelier. Il expose et défend son travail avec le zèle missionnaire d'un homme habité, brûlé par sa foi. Non content de déclamer sa traduction, de la psalmodier plutôt, il fait de même avec l'original, dans une prononciation restituée au plus près, en s'accompagnant d'une lyre, et l'on croit entendre un aède antique réincarné. Spectacle saisissant. Le traducteur n'est plus seulement un être de papier, il acquiert une voix, un corps, il devient causeur, acteur, chanteur — nous devrions tous apprendre à en faire autant, rien n'est de trop pour toucher notre public, surtout par les temps qui courent.
Mais ce qu'il y a de saint, ou d'héroïque, si l'on a peur des mots, dans la démarche de notre homme, c'est son côté extrême. Brunet n'est certes pas le premier à vouloir acclimater la métrique gréco-latine dans notre langue, mais depuis ce moment de redécouverte et d'audace bouillonnante que fut la Renaissance, nul n'a plus osé se lancer dans l'aventure.
À la sainteté j'associe une alliance d'allégresse et de douleur ; c'est précisément ce que m'inspire l'œuvre de Brunet.
Allégresse du neuf, de la hardiesse conquérante ; allégresse physique du rythme dactylique, bondissant, enivrant ; de l'énergie qu'apporte à ces vers la tension entre les pieds et les mots (ils se coupent l'un l'autre pratiquement toujours) ; tension aussi entre la langue française et ce système prosodique étranger qu'on lui impose, en un combat continuel.
La douleur ? Elle vient de la déception : j'aimerais aimer cet Homère si vieux et si jeune, je suis théoriquement d'accord avec les choix de Brunet, d'autant qu'aucun des ses prédécesseurs ne me satisfait pleinement, mais je me vois contraint d'admettre qu'il y a quelque chose de contre-nature dans ce qu'on fait subir ici au français.
Qu'on examine de près la version Brunet. L'accent en début de vers, rare dans notre langue où mots et phrases s'accentuent à la fin, semble forcé la plupart du temps : mots longs comme «prééécipita», mots non accentués comme «des» ou «aux»... Même chose pour les e muets finaux qu'il faut prononcer pour faire une brève, pour les spondées surtout, dont il faut appuyer indûment la seconde syllabe pour en faire une longue. Tout cela sent l'artifice. À quoi je m'objecte que cette légère violence imprimée à la langue l'ennoblit, lui donne un tour joliment hiératique, et qu'il est bon de ne pas gommer la distance entre ce texte et nous, etc. Soit. Le problème, au fond, c'est que malgré ma bonne volonté, je n'y arrive pas.
Pendant mes études, j'ai beaucoup scandé les vers latins : c'était un exercice mécanique, je comptais comme un sourd, sans rien sentir, sans plaisir. Je m'y suis remis récemment, sur du grec ancien, et après pas mal d'efforts j'ai commencé à goûter le balancement des vers antiques ; il me faudrait encore une longue pratique pour me sentir à l'aise et me laisser porter naturellement par cette houle, en bon nageur. Et encore, je ne parle que du grec : en français, j'ai beau lire et relire à haute voix en boucle les vers de Brunet, rien à faire : pour moi ça ne chante pas, ou alors par intermittences.
Mon oreille n'est pas formée, dira-t-on. Je n'ai qu'à insister.
Admettons. Dans dix ans, ou vingt ans, ou cinquante, ce qui froisse nos vieilles oreilles semblera naturel à nos enfants, peut-être. Saint Brunet aura des disciples qui chanteront Homère de ville en ville, et moi-même, après des années d'exercices, j'applaudirai, charmé. En attendant, j'ai en prime la douleur de me retrouver parmi les pauvres diables que Brunet excommunie, «les scrogneugneux de l'hexamètre» comme il dit ; réfractaire involontaire,
Triste, pa / reil au croy / ant dé / çu que les / dieux délais / sèrent...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°116 en mai 2013)