ETL, CNL, RIME RICHE


Il faut croire aux miracles. Fin 2011, alors que le rouleau compresseur de la crise écrase partout les budgets, les traducteurs voient tomber du ciel un somptueux cadeau. Le président du CNL (Centre national du livre), Jean-François Colossimo, convoque Olivier Mannoni, président de l'ATLF (Association des traducteurs littéraires de France) pour lui proposer la création d'une école de traduction. Elle sera destinée non pas à des apprentis, comme les formations universitaires déjà existantes, mais à de jeunes professionnels.

Nous n'aurions même pas osé en rêver.

Depuis le début des années 80, le CNL n'a jamais cessé d'aider les traducteurs — et pas seulement eux — de multiples façons. Pratiquement tout ce que j'ai traduit pendant trente ans a reçu de lui un soutien financier, sans lequel, bien souvent, le livre n'aurait pu venir au monde. Mais là, c'est le bouquet.

Une année zéro se met en place. L'ETL (École de traduction littéraire), c'est quatorze participants recrutés sur dossier ; une quinzaine d'intervenants, traducteurs ou professionnels de l'édition ; onze rencontres d'avril à juin, dans les locaux du CNL, rue de Verneuil, une séance le matin, une l'après-midi. Chaque séance, en principe, fait l'objet d'un résumé mis en ligne sur le blog de l'ETL (www.etl-cnl.fr), que pourront consulter ceux qui n'ont pas été retenus parmi les quatorze.

J'ai la chance de faire partie des intervenants, et on me laisse même choisir mon sujet !

Ce sera Traduire le vers, pour des raisons que j'expose après la séance dans mon propre résumé, que voici.


Je traduis toujours en vers un poème versifié : sans ses cadences régulières et le retour de ses rimes (s'il y en a), que resterait-il ? J'annonce au groupe que nous allons faire de même et que selon moi cet exercice, à première vue élitiste et marginal, constitue la base même de l'apprentissage. Il est la voie royale vers la maîtrise du rythme, en poésie mais aussi bien en prose. Le rythme, voilà l'essentiel. Un traducteur, c'est avant tout un musicien.

Au Master de Paris 7 et au CETL de Bruxelles, où je fais travailler l'écriture en français à des apprentis traducteurs, le travail de versification est l'un des axes majeurs et donne lieu à plusieurs exercices. Nous commençons aujourd'hui par le plus simple — repérer les vers faux dans un poème trafiqué par mes soins — afin de rappeler les règles du jeu.

Après cet échauffement, nous abordons un chant populaire grec d'une douzaine de vers non rimés, que je lis à haute voix (tout doit passer d'abord par l'oreille) avant de distribuer la feuille qui donne, en plus du texte, sa transcription phonétique et le mot-à-mot français. On détermine ensemble quel mètre choisir, le grec et le français n'ayant pas la même perception du rythme, puis vogue la galère : vers après vers, chacun propose une version, le groupe la discute, et pour finir je donne la mienne.

Le groupe est solide, le travail avance vite, il nous reste du temps. Même travail sur un court poème contemporain du grand Odyssèas Elỳtis. Difficulté supplémentaire : il s'agit cette fois de distiques rimés, ce qui nous amène au préalable, là aussi, à nous fixer un cadre : doit-on suivre toutes les règles classiques françaises concernant la rime ? Sinon, lesquelles abandonner en premier ? Toute contrainte, poussée trop loin, au lieu de nous stimuler se change en entrave.

Ensuite, la traduction étant un jeu permanent entre la règle et l'exception, je me dois de donner des contre-exemples en saluant deux traductions de l'Odyssée, mes deux préférées : celles de Victor Bérard, qui n'est pas en vers mais en prose rythmée, et celle de Philippe Jaccottet, en vers libres, toutes deux infiniment plus belles que, par exemple, celle de X. en quatorzains flasques.

Je n'ai cessé de le répéter tout au long de la séance : poésie et prose, même combat ! Le rythme est partout. Nous travaillons le vers pour mieux traduire la prose. Afin d'illustrer cette vérité fondamentale, nous terminons par une phrase de Madame Bovary dont nous comptons les syllabes, éblouis par la souplesse et la perfection expressive de ses cadences. Traduire le vers apparaît comme une gymnastique ardue, mais bien écrire en prose, chercher sans cesse le bon rythme, est-ce vraiment plus facile ?

Fin de la séance. L'ivresse que la rimaillerie me procure, jointe à l'euphorie d'accompagner ce groupe si pétillant, m'ont fait trouver ces trois heures bien courtes.


Enfin, pour manifester ma gratitude une fois de plus, voici les vers sur quoi, histoire de se mettre dans le bain, j'avais ouvert la séance :


Oui, je viens dans son temple adorer l'éternel

et généreux soutien du puissant CNL.

Je viens, paraphrasant un vers de Jean Racine,

Chanter ma joie et l'avenir qui se dessine.

Je n'en dirai pas plus. Il suffira d'un mot.

Crions donc tous en chœur : Merci, Colossimo !



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°114 en mars 2013)