Voici un poème de Thomas Hardy, «His immortality», tiré d'un recueil de 1901, Poems of the past and the present, suivi de sa traduction française parue en 2012 dans Poèmes du Wessex (Poésie/Gallimard).
I saw a dead man's finer part
Shining within each faithful heart
Of those bereft. Then said I : 'This must be
His immortality'.
I looked there as the seasons wore,
And still his soul continuously bore
A life in theirs. But less its shine excelled
Than when I first beheld.
His fellow-yearsmen passed, and then
In later hearts I looked for him again ;
And found him — shrunk, alas ! into a thin
And spectral mannikin.
Lastly I ask — now old and chill —
If aught of him remain unperished still ;
And find, in me alone, a feeble spark,
Dying amid the dark.
J'ai vu d'un mort ce qu'il a de meilleur
Illuminer tous les cœurs fidèles
Des affligés. Alors je dis : «Voilà bien
Son immortalité.»
Je regardais, tandis que passaient les saisons.
Toujours son âme prolongeait sa vie
Dans la leur, mais avec moins d'éclat, pourtant,
Que la première fois.
Ses amis du même âge moururent ; dès lors,
Je le cherchai dans le cœur des plus jeunes :
Il était là — tel un nabot
Mince et vague.
Maintenant vieillard frileux je me demande
Si d'aventure il reste encore un peu de lui vivant.
Mais en moi seul je trouve une étincelle
Qui meurt dans la ténèbre.
Non, je ne donnerai pas le nom du traducteur, par égard pour son grand âge et son renom : il a beaucoup écrit, beaucoup traduit. Critiquer ici son travail paraîtra inconvenant et prétentieux à certains. Tant pis, j'assume : j'ai mon idée de la traduction, je tiens à la défendre, malgré l'estime que j'ai par ailleurs pour ma victime et pour le directeur de la collection. Pourvu qu'ils ne me lisent pas !
On dit parfois qu'il faut être poète soi-même pour bien traduire la poésie. J'espère bien que non... En tous cas, le fait d'écrire des poèmes ne vous donne pas nécessairement les clés de la traduction poétique. X. n'est pas le premier poète dont les traductions de poésie me semblent étrangement prosaïques.
Par le vocabulaire d'abord. À la strophe 4, Hardy écrit : «old and chill», «vieux et glacé». Ce qui devient : «vieillard frileux». Le traducteur, effarouché par la simplicité, la nudité du vocabulaire, le rhabille, le psychologise, l'affadit. Hardy en français a froid ; en anglais, il est froid, autrement dit en route vers la mort. Même tendance à l'embellissement dans to shine (briller) qui devient illuminer, ou dans dark ennobli en ténèbre.
Et pourquoi, dans la strophe 1, panacher entre passé simple et passé composé, gauchement : «j'ai vu», «je dis» ? La reprise du même temps («j'ai vu», «j'ai dit» ou «je vis», «je dis»), tout à fait possible, serait plus naturelle et plus envoûtante.
Mais le plus voyant, et le pire, c'est l'injure faite à la forme du poème, pourtant très évidente : tout est rimé, en rimes plates aabb, et le rythme est lui aussi régulier de strophe en strophe : huit syllabes dans le premier vers, huit ou dix dans le deuxième (huit dans la première, dix dans les trois dernières), dix dans le troisième et six dans le quatrième. En français, seuls six vers sur seize contiennent le même nombre de syllabes que dans l'original, et dix sur seize ont un nombre pair de syllabes, condition nécessaire pour maintenir à peu près la cadence. Le résultat est passablement boiteux. Et pourquoi changer la disposition typographique (décalage des v.1 et 4), de façon fantaisiste, alors que rien n'y oblige ? Cette régularité implacable a elle aussi un sens.
Fidèle à mon habitude : traduire le vers en vers, au plus près de la musique originale, je dois en théorie reproduire autant que faire se peut le rythme du poème anglais et la disposition des rimes. S'il s'agissait d'un poème grec, je me lancerais hardiment ; mais l'anglais, c'est autre chose, et je sais bien pourquoi je ne le traduis pas : sa terrible concision est inimitable.
Allez, je me lance quand même, pour voir :
Ce qu'un mort avait de meilleur
Je l'ai vu brillant dans les cœurs
Qui le pleuraient. C'est là, ai-je pensé
Son immortalité.
On voit le prix à payer : la rime pensé-immortalité faiblarde, «fidèles» passé à la trappe, et la nuance «must be» («probablement») aussi. Pour les réintégrer, ces deux-là, on pourrait à la rigueur allonger les v. 2 et 3 qui deviendraient, par exemple, des alexandrins :
Je l'ai vu qui brillait dans les fidèles cœurs
Qui le pleuraient. C'est là sans doute, ai-je pensé...
On y perdrait, c'est évident. «Fidèles cœurs», hum. Et puis l'alexandrin est trop ample, tout ici doit être resserré, d'une densité minérale.
Pas le temps de m'attaquer à la suite du poème. Non, avouons la vraie raison : je crains de me planter. N'ai-je pas eu de la chance dans ce début ?
Je me dis que si je continuais, et si je me plantais, s'il fallait lâcher un peu de lest pour aller jusqu'au bout, ma priorité serait de conserver le rythme. Quant aux rimes, l'allègement le plus simple serait d'en garder une sur les deux, à la fin bien sûr : il faut toujours soigner l'impression finale. Pour l'équilibre de la strophe, on ferait rimer les v.2 et 4, comme si le quatrain était un distique : abcb. Quelque chose comme :
Ce qu'un mort avait de meilleur
Je l'ai vu luire aux cœurs fidèles
Des affligés. C'est là, ai-je pensé
Sa présence immortelle.
L'ajout de «présence» n'est pas trop arbitraire, je crois ; il me permet d'éviter un «Ce qu'il a d'immortel», plus fidèle mais plus plat, et contraire à mon principe d'éviter les rimes mixtes (associant masculin et féminin). Mais cet assouplissement de la règle ne me convient qu'à moitié. Suis-je trop rigide ?
Je retourne au grec avec soulagement.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°113 en février 2013)