VEYNÉIDE


Combien existe-t-il d'Énéide en français ? Douze ? quinze ?

Non : plus de quarante.

La plus récente, parue en 2012, est l'œuvre de Paul Veyne, historien illustre, professeur au Collège de France, spécialiste de Michel Foucault et de René Char. D'un tel personnage on attend une relecture qui décoiffe. Avant d'acheter le bouquin j'écoute l'homme, octogénaire pétulant, sur DailyTube où il commente sa traduction. Cela commence très fort par un décorticage des trois premiers mots :


Arma virumque cano...


Mot-à-mot : «Les armes et l'homme je chante...»

Attention, dit le grand homme : chacun de ces trois mots cache un piège. Arma, les armes, est une façon normale en latin de désigner la guerre ; virum, l'homme, est souvent employé à la place du pronom démonstratif «celui» ; quant à cano, je chante, il a sûrement ici une valeur de futur immédiat. Et de citer à l'appui de ses dires, par cœur, d'autres passages de l'œuvre.

On est bluffé. Ce type-là connaît son latin et son Virgile sur le bout du doigt. Il est en train de faire émerger, mot après mot, une Énéide nouvelle.

Ce qui donne, au début :


«Je vais chanter la guerre et celui qui...»


On s'arrête, perplexe. On se doit d'admirer, on veut admirer, on en a besoin, mais ça coince. On oublie la carte de visite du traducteur, on juge librement : il faut l'admettre, c'est plat. C'est linguistiquement on ne peut plus juste, et poétiquement faux. «Les armes» au lieu de «la guerre», alors que le mot «guerre» existe en latin, c'est une figure ; si on la vire en alléguant qu'elle est plus courante en latin qu'en français, il faudrait du moins conserver un pluriel, car il n'y a pas qu'une guerre dans cette histoire, et un pluriel c'est plus concret, plus expressif. Remplacer «l'homme» par un «celui» ? Déperdition plus grave encore : c'est neutre, terne, pas visuel, et pas viril. «Je vais chanter», plus juste sémantiquement peut-être, s'avère aussi plus banal et froid ; cela revient à dire : chers auditeurs, voilà ce que je vais faire, cela commencera bientôt — alors que «Je chante» nous lance tout de suite dans le feu de l'action.

Où l'on s'aperçoit que la parfaite connaissance de la langue source, sans être vraiment une gêne, peut devenir une arme à double tranchant... Emporté par sa science, Veyne-qui-sait-mieux-que-les-autres veut faire le malin, résultat : il se prend d'entrée les pieds dans le tapis.

Que disent les autres versions dont je dispose dans ma bibliothèque (Bellessort, Rat, Perret, Klossowski), et deux autres dénichées sur Internet, plus anciennes ?


Virgile :

Arma uirumque cano Troiae qui Primus ab oris

Italiam fato profugus Lauiniaque uenit

litora...


L'abbé Delille, au XVIIIe siècle :

«Je chante les combats et ce guerrier pieux

Qui, banni par le sort des champs de ses aïeux,

Et des bords phrygiens conduit dans l'Ausonie,

Aborda le premier aux champs de Lavinie.»

(Le mot «pieux» — qu'on doit prononcer «pi-eux», alexandrin oblige, est un ajout du traducteur. Il y en a bien d'autres, qui font que le texte double de volume.)


Aug. (sic) Desportes en 1880 :

«Je chante les combats, et ce héros qui poussé par le destin des bords de Troie en Italie, aborda le premier aux rivages de Lavinium.»

«Vir» devient «le héros». Surtraduction sans doute, mais à tout prendre, surtraduire est pour moi un moindre mal.


André Bellessort, dans la célèbre collection Budé :

«Je chante les armes et le héros qui, premier entre tous, chassé par le destin des bords de Troie, vint en Italie, aux rivages où s'élevait Lavinium.»

Tendance, traditionnelle dans cette collection, au délayage et à la glose.


Maurice Rat, chez Garnier-Flammarion :

«Je chante les combats et ce héros qui, le premier, des rivages de Troie, s'en vint, banni du sort, en Italie, aux côtes de Lavinium :»

Bonne idée que d'éviter «le destin des bords de Troie», cette formulation gauche des deux précédents. J'aime bien l'ensemble, c'est le plus souplement rythmé, mais «banni du sort», quel charabia !


Jacques Perret ; en Folio-classique :

«Je chante l'horreur des armes de Mars et l'homme qui, premier, des bords de Troie vint en Italie, prédestiné, fugitif, et aux rives de Lavinium ;»

«Horreur des armes» ! Où va-t-il chercher ça ? Quant au rythme, il est saccadé, boiteux.


Pierre Klossowski (André Dimanche) :

«Les armes je célèbre et l'homme qui le premier des Troyennes rives

en Italie, par la fatalité fugitif, est venu au Lavinien

littoral ;»

Le traducteur a choisi de rester au plus près de l'ordre des mots latin. Mes profs, à l'époque, se gaussaient de cette version au motif qu'elle changeait un texte classique en un monstre avant-gardiste, et un latin coulant en français anguleux, écartelé. Je ne sais toujours pas que penser de cette expérience extrême, provocatrice ; la plupart du temps elle m'agace, à d'autres moments elle me séduit presque ; je suis mal à l'aise en la lisant, mais heureux de savoir qu'elle existe.


Quittons cet extrait trop court pour être probant, et comparons la version de Veyne à celles que j'ai rassemblées en 1995, dans le TransLittérature n° 10, à l'occasion d'un Côte-à-côte consacré à l'Énéide. Rien de plus facile désormais, la revue étant intégralement archivée sur Internet (www.traduction-litteraire.fr), de façon claire et efficace, bravo à la graphiste Sophie Desmyter.

On trouve là neuf Énéide françaises, couvrant une période de quatre siècles et demi. La règle, dans TransLittérature, étant de ne pas critiquer le travail des collègues (à moins qu'ils ne soient morts et nettement refroidis), je n'avais porté alors aucun jugement. Me défouler pleinement aujourd'hui me prendrait des pages et des pages ; disons que la version du Bellay en décasyllabes rimés a bien des charmes, que celle de l'abbé Delille en alexandrins rimés n'est pas si ridicule qu'on le dit parfois, et que les alexandrins librement rimés de Jean-Pierre Chausserie-Laprée, qui datent de 1993, ne manquent pas d'allure ; dommage qu'aucun traducteur n'ait suivi la voie de Paul Valéry, qui traduisit judicieusement les Bucoliques en vers sans rimes — d'où une contrainte moins rude, et un texte moins francisé, doté d'un léger accent étranger.

Les versions en prose me déçoivent un peu. Si l'on évacue les vers, il faut du moins que la prose fasse entendre une différence, qu'elle conserve une cadence cachée, un balancement, comme celle de Victor Bérard traduisant l'Odyssée, qui nous envoûte par le retour de sa cellule rythmique de base en six syllabes.

Et Veyne alors ?


«Alors Junon toute-puissante eut pitié de cette longue souffrance, de cette mort difficile et, du haut de l'Olympe, envoya Iris dénouer cette vie en lutte et les liens de ce corps. Car, comme la malheureuse ne périssait pas du fait de son destin ni d'une mort méritée, mais avant son heure et sur un coup de folie, Proserpine n'avait pas encore détaché de sa tête blonde le cheveu, ni voué sa tête à l'Orcus stygien. Donc Iris humide de rosée traverse le ciel sur ses ailes bleues, reflétant mille couleurs sous le soleil, descend se poser au-dessus de la tête de la mourante : «J'emporte sur ordre ce qui est consacré à Dis et je te délie de ton corps.» Elle dit et coupe de sa dextre le cheveu : toute chaleur s'est dissipée d'un seul coup et la vie s'en est allée dans le vent.»


Ce passage-là est meilleur que l'insipide incipit. On ne va pas chipoter sur certains détails, comme ces «ailes bleues» d'Iris (Virgile qui les voit couleur safran a dû se tromper), ou cette «dextre» qui détonne dans ce français délibérément contemporain et passe-partout. Tout cela me paraît plutôt aimable et agréable. Ce qui manque, c'est la pulsation, la légère houle qui berce et réveille, c'est la magie de la poésie. C'est propre et un peu fade. C'est moins une épopée qu'un roman bourgeois. On s'ennuie vaguement. Rien d'étonnant quand on a lu la préface plan-plan, hommage inconscient aux mânes de Lagarde et Michard, où l'on peut même lire cette remarque scrogneugneuse :

«Il existe une chose, aujourd'hui méconnue ou calomniée, c'est la beauté».

Conclusion : nous avons là une Énéide un peu veyne...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°112 en janvier 2013)