Traduire Cavàfis, pour un traducteur de grec, c'est marcher sur les cimes, c'est monter au ciel. Me balader là-haut moi aussi, un jour ? Jamais je n'aurais cru qu'on me le proposerait. Avec cinq traductions intégrales sur le marché francophone, quel éditeur serait assez fou ?
Circé l'a fait.
J'ai failli refuser l'offre : que pouvais-je apporter de neuf ? Puis j'ai examiné la concurrence, et suis tombé d'accord avec l'éditeur : il reste une place pour une nouvelle version. Les précédentes, raisonnablement proches de l'original quant au sens, paraissent plus obsédées par lui que par la musique du poème. Or Dieu sait que la poésie cavafienne, sur ce plan-là aussi, est un envoûtement permanent. C'est là surtout que je veux faire entendre une différence.
Il y a chez Cavàfis (dans ses jeunes années surtout) des poèmes de facture classique, en vers réguliers, avec ou sans rimes ; d'autres en vers plus ou moins libres (surtout à la fin). Dans tous les cas je m'impose la même règle : reproduire la forme de l'original. Les vers réguliers doivent le rester, avec de légers assouplissements si nécessaire : je fais rimer, par exemple, singulier et pluriel, et il m'arrive de desserrer un chouya le carcan rythmique. Un vers grec long, dans certains cas, pourra être rendu par une alternance de décasyllabes et d'alexandrins, par exemple : la différence minime entre les deux apporte un rien de vivacité sans pour autant briser la cadence — et j'aurai moins besoin de tailler dans le trop-plein ou de combler les vides.
J'ai beau pratiquer abondamment le poème versifié, il me vient encore, avant de me lancer, la même appréhension : ne vais-je pas me planter, ce coup-ci ? Puis je constate une fois de plus que si l'on n'est jamais totalement content du résultat, on arrive à sauver les meubles.
Mais ce sont les poèmes en vers libres qui cette fois-ci m'apportent des problèmes et des plaisirs nouveaux.
Traduire le vers libre, c'est encore de la versification. Et, contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce n'est pas moins délicat : le bon rythme n'est pas donné, la donne change sans arrêt. Il faut sentir la respiration du poème étranger, la suivre dans ses variations, les reproduire — mais sans pouvoir calquer, les rythmes d'une langue à l'autre n'étant pas les mêmes. Ce qui me gêne — il faut bien que je l'avoue —, c'est que je ne possède pas bien les bases théoriques de la versification grecque ; je reconnais le vers traditionnel de quinze syllabes, mais quant aux autres, je ne sais pas toujours si tel vers est régulier ou non. Ce n'est simple : tantôt on compte les syllabes (mais les élisions sont nombreuses et variables), tantôt c'est le nombre d'accents qui joue.
Ce qui m'oblige à procéder de façon empirique, approximative, au feeling. J'écoute la musique du poème dans l'ensemble et de chaque vers en particulier. J'essaie de repérer d'une part les plages d'équilibre, de repos, et d'autre part les moments d'élan, ou de suspens, voire de boiterie — ce qui correspond en français, grosso modo (avec des exceptions) à l'alternance entre rythmes pairs et impairs. Mon travail, chez Cavàfis comme ailleurs, consiste essentiellement à installer dans le poème un balancement issu de l'alternance entre les deux.
Le rythme du grec me pose problème, celui du français aussi. Comment compter les syllabes françaises ? Autrement dit : que faire de l'e muet ? En poésie classique, on le prononce ou on l'élide selon des règles précises ; en prose, on l'élide en principe — avec des exceptions là aussi, qui varient selon les lecteurs ; mais dans le vers libre ?
C'est là que Cavàfis me lance un défi nouveau. Jusqu'à présent, j'ai traduit du vers libre contemporain, dont la langue est proche de la langue parlée, ce qui m'incite à l'élision dans la plupart des cas — même si on les élide pas tous aussi facilement. Cavàfis complique un peu les choses : parce qu'il est plus ancien, plus proche de la poésie classique, que lui-même recourt, dans d'autres poèmes, à la langue poétique traditionnelle, et que d'une manière générale sa langue est insaisissable, avec des formes noblement archaïsantes côtoyant des éléments plus familiers.
Ma traduction une fois achevée, je sais assez précisément comment je veux la lire à haute voix ou l'entendre en moi — où je ferai la coupe, où je garderai ou sauterai l'e muet. Mais avant d'en arriver là, je tâtonne. En fonction de la quantité de matière à faire entrer dans le vers, de son climat, de la longueur des vers précédents et suivants, je commence par déterminer le nombre de syllabes voulu, puis j'essaie de caser les mots dans ce moule. J'avance au coup par coup, sans parvenir à théoriser ma démarche — est-ce nécessaire ?
Un exemple :
JOURS DE 1901
Ce qu'il y avait d'exceptionnel en lui,
c'est que malgré sa vie dissolue
et sa grande expérience de l'amour,
même si son attitude le plus souvent
était accordée à son âge,
il arrivait que par instants — sans aucun doute
bien rares — il donnait l'impression
d'une chair quasiment intacte.
De ses vingt-neuf ans la beauté,
tant éprouvée par le plaisir,
évoquait par instants, étrangement
un gauche adolescent qui donne
pour la première fois son corps innocent.
Voici donc ma lecture :
Ce qu'il y avait / d'exceptionnel en lui,
10 syllabes, 4+10, soit le décasyllabe français classique. J'aime bien les entrées en matière carrées, solides. Avant d'éventuelles variations, il est bon de faire entendre le thème. Je prononce donc [yavait], et non [y-avait].
c'est que malgré / sa vie dissolue
9 syll. (4+5, ou 2+7 éventuellement, coupe de toute façon boiteuse). Le jeu d'alternance pair/impair commence déjà. À vie irrégulière, rythme irrégulier.
et sa grande / expérienc(e) / de l'amour,
J'évite en général d'aligner deux vers impairs de suite, pour ne pas trop casser le balancement d'ensemble. Ici pourtant, revoici 9 syllabes, mais la coupe est très différente : 3+3+3, une cadence que j'aime beaucoup, car ambiguë, entre déséquilibre et équilibre, avec ses trois éléments impairs, mais égaux : ça tient debout comme un trépied — bien mieux que le décasyllabe que j'obtiendrais en marquant l'e muet d' «expérience», qui donnerait un 3 + 7 informe. (Ce qui compte, ce n'est pas le nombre total de syllabes, mais la répartition intérieure.)
mêm(e) si son attitud(e) / le plus souvent
Là, j'entends un nouveau décasyllabe (6+4), pour un retour à l'équilibre. Sans ces deux élisions, le rythme serait boiteux.
Les quatre vers suivants vont rester pairs, mais dans une variation perpétuelle, à la fois posés et mobiles. Cela pour accompagner l'ambiance de la strophe, subtilement contrastée, en ce qu'elle évoque la beauté, l'harmonie en même temps que le discontinu, le momentané, le changeant.
était accordée / à son âge,
il arrivait que par instants — sans aucun doute
bien rares — il donnait l'impression
d'une chair / quasiment intacte.
Soit, successivement, 8 syllabes (5+3),12 syllabes (8+4), 8 syllabes à nouveau mais coupure différente (2+6), 8 syllabes encore mais nouveau rythme (3+5) — à condition de prononcer [uneu chair].
De ses vingt-neuf ans / la beauté,
tant éprouvée / par le plaisir,
On s'installe dans le rythme pair avec ces deux nouveaux octosyllabes, mais le rythme (5+3, puis 4+4) continue de changer dans une sorte de miroitement rythmique.
évoquait par instants, étrangement
Là, j'hésite : [étranj'ment] ou [étrangeument] ? 9 ou 10 syllabes ?
Le 9 syllabes me plairait bien, l'impair étant tout à fait indiqué ici, pour marquer le suspens, dans l'attente — «évoquait» quoi ? — de la chute finale. Mais je suis également tenté par l'autre solution, car j'ai envie de le faire durer, cet «étrangement», et l'allonger c'est aussi une façon de ralentir, de faire attendre la suite.
un gauche adolescent / qui donne
6+2 : encore un nouveau visage de l'octosyllabe, ce merveilleux Protée.
pour la première fois / son corps innocent.
Là, on pourrait élider l'e de «première», ce qui donnerait un 5+5. Mais je ne veux pas : le 5+5, c'est un drôle de rythme, un corps étranger qui se marie mal avec le reste ; non pas rythme pair, mais impair redoublé, boiterie répétée. Pour le faire chanter, il faut s'appeler Baudelaire et l'utiliser seul, tout au long d'un sonnet par exemple. Ce dont j'ai besoin ici, c'est un onze syllabes (6+5). En principe, j'aime les fins paires, un peu solennelles, mais là, l'impair me semble plus juste, plus accordé à cet adolescent, avec ses gestes qu'on imagine gauches, hésitants.
Voilà pourquoi cette fin impaire doit être immédiatement précédée par un rythme pair, fond sur lequel elle se détachera mieux.
Certains de mes éventuels lecteurs, j'imagine, vont lever les yeux au ciel : mais où va-t-il chercher tout ça ? Mais qui s'intéresse donc à ces détails infimes ? Une syllabe de plus ou de moins, qui s'en rend compte ?
Je ne sais pas. Peu de gens sans doute. Mais c'est pour eux que je travaille — et pour moi d'abord. L'important, c'est que je sois heureux. Après, on verra. Et tant pis si je passe pour un coupeur de syllabes en quatre.
En fait, j'en suis un, littéralement ! Jusqu'ici, en effet, mon analyse est restée un peu simpliste. Allons plus loin : dans la pratique il y a des syllabes plus ou moins pleines, des demi-syllabes causées par des demi-élisions. Un bon lecteur doit pouvoir jouer là-dessus, selon les besoins expressifs du moment.
Je vais trop loin ? Non, pas assez : à côté du degré de précision, de finesse exigé des musiciens, par exemple, nous autres lecteurs (à haute voix ou silencieux) de poèmes (ou de prose) sommes de petits amateurs, des rigolos.
L'ennui, évidemment, c'est que je ne peux signaler au lecteur les rythmes que j'ai choisis : il faudrait inventer de nouveaux signes, terriblement voyants. C'est interdit, à juste titre. Ils casseraient l'ambiance. J'ai parfois regretté cette imprécision, sans doute, avant de comprendre que tout compte fait cette liberté laissée au lecteur est une bonne chose ; il faut lui faire confiance, lui laisser la possibilité de faire ses choix, pour s'approprier le texte et s'y sentir bien. Et si le lecteur à haute voix trouve les bonnes cadences, ceux-là mêmes qui se croient insensibles à d'aussi fines nuances, à l'entendre, en seront charmés confusément.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°111 en décembre 2012)