VÊTIR CEUX QUI SONT NUS


«In the air there was a deep-in-the-nose smell of ocean and seaweed and timeless things that have no name.»

Cette belle phrase est tirée d'un épatant roman américain, que je viens de lire en v.o. comme un grand.

Mot-à-mot :

«Dans l'air il y avait une odeur profond-dans-le-nez d'océan et d'algues et de choses intemporelles qui n'ont pas de nom.»

(Au fait, avais-je besoin de traduire ? Tout Français qui est allé jusqu'au brevet n'est-il pas capable de comprendre au moins cette phrase ? Ne sommes-nous pas tous imbibés d'anglais désormais ? Dans le polar grec que je viens de traduire, certains dialogues simples sont donnés en anglais sans traduction, et j'ai fait de même, sans aucune protestation de la correctrice, ou presque.)

La traduction française de ce roman américain existe. Je n'ai fait que la feuilleter en librairie, trop rapidement pour porter un jugement, mais il suffit de quelques lignes pour pressentir que c'est du bon boulot. On lit avec plaisir, la verve de l'auteur et ses inventions langagières sont rendues avec brio.

Au fait, comment le confrère a-t-il traduit la petite phrase en question ?

«Dans l'air flottait une odeur pénétrante d'océan, d'algues et de choses intemporelles qui ne possèdent pas de nom.»

Traduction tout à fait défendable, mais où quelque chose, tout de même, me chiffonne un peu.

«Deep-in-the-nose» devenu «pénétrante» ? On perd le côté concret, physique, la simplicité, la familiarité, d'accord, mais que mettre à la place ?

«Flottait» au lieu de «il y avait» ? Rien de scandaleux dans ce glissement infime, mais il révèle malgré tout une tendance qu'on retrouve juste après, dans ce «possédait» mis à la place d'»avait». Et c'est là que je ne suis plus d'accord.

Ce n'est pas un cas isolé — sinon je n'en parlerais même pas. On reconnaît là un mal dont nous sommes tous plus ou moins frappés, nous autres traducteurs, de façon tantôt absolument bénigne, tantôt assez gênante ; un mal que nos correcteurs contribuent activement à propager. C'est ce besoin de produire du beau langage, cette peur de la simplicité qui conduit à meubler, à décorer. Combien de fois avons-nous vu nos «dit-il» changés en «affirma-t-il», «déclara-t-il» ou «opina-t-il», nos verbes élémentaires affublés d'appendices («couvrir» devenant «recouvrir» et «couper» «découper»), nos phrases expurgées de leurs verbes «être», «avoir» ou «faire» comme si c'était de la mauvaise herbe ? Il y a, dans cette volonté d'habiller les textes, une espèce de phobie de la nudité.

Parfois le correcteur (ou le surmoi implanté en nous par l'éducation et les fréquentations professionnelles) agit ainsi avec raison ; d'autres fois, il se plante.

Non, je ne traduirais pas systématiquement «there was» par «il y avait» ; à la place du confrère j'hésiterais entre son «flottait», plus évocateur, et un «il y avait» plus dépouillé, me disant que si l'auteur n'a pas voulu d'image en début de phrase, c'est sans doute pour que ressortent celles de la fin ; je ne peux décider sans lire et relire la phrase au milieu de celles qui l'entourent. Mais ce «possèdent», je le trouve bien encombrant, juste au moment où il faudrait marquer le dénuement et l'absence. «...qui n'ont pas de nom» me paraît plus juste et même beau dans sa pauvreté.

Je sens (pressens ?) ce qu'on va m'objecter : il y a là un problème d'euphonie. Ce [non...non], ce n'est pas élégant. Certains de nos meilleurs auteurs, y compris contemporains, l'éviteraient sans doute. Pourquoi pas, dans ce cas, au profit d'un simple «choses intemporelles sans nom» ?

Quant à moi, [non...non] ne froisse pas mes oreilles ; je l'éviterais peut-être en certaines circonstances, mais dans ce livre éminemment ludique, ce léger rebond sonore me semble non seulement licite, mais bienvenu.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°108 en septembre 2012)