RABELAIS RELOOKÉ


«Rabelais traduit en français moderne ?

C'est un sacrilège, c'est une profanation, c'est un enlaidissement, et c'est une impossibilité — peut-être tout cela ; mais aussi, c'est une nécessité absolue.»

C'est ce que disait vers 1900 l'académicien Émile Faguet. Nos éditeurs l'ont écouté : le siècle passé a vu paraître une dizaine de Rabelais plus ou moins adaptés. Nécessité absolue ? Dans les années 70, une édition populaire, celle du Livre de Poche, proposait bravement le texte original — avec, il est vrai, des notes sur toute la page d'en face.

Le débat reste ouvert. Mais si l'on traduit, comment procéder ?

Voici un extrait de Gargantua, chapitre XI (ou X, selon les éditions) : «De l'adolescence de Gargantua». Texte original :


Et sabez quey, hillotz ? Que mau de pipe vous byre ! Ce petit paillard tousjours tastonoit ses gouvernantes, cen dessus dessoubz, cen devant derriere, — harry bourriquet ! — et desjà commençoyt exercer sa braguette, laquelle un chascun jour ses gouvernantes ornoyent de beaulx boucquets, de beaulx flocquars, et passoient leur temps à la faire revenir entre leurs mains comme un magdaleon d'entraict, puis s'esclaffoient de rire quand elle levait les aureilles, comme si le jeu leurs eust pleu.

L'une la nommait ma petite dille, l'aultre ma pine, l'aultre ma branche de coural, l'aultre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon possouer, ma teriere, ma pendilloche, mon rude esbat roidde et bas, mon dressouoir, ma petite andoille vermeille, ma petite couille bredouille.

(La première phrase est en dialecte gascon.)



En ouvrant le Rabelais moderne de 1752, dû à François-Marie de Marsy — apparemment le premier à se lancer —, on s'attend à une réécriture radicale en style de l'époque, châtié, châtré, genre Voltaire pasteurisant Shakespeare. Eh bien on sera déçu — ou soulagé... En fait, de Marsy n'ose pas traduire : il reproduit l'essentiel du texte rabelaisien, substituant çà et là, écrit-il dans sa préface, «des termes intelligibles aux expressions qui ne s'entendent point», et ce avec précaution, en évitant «d'insérer dans le nouveau texte aucun terme trop moderne et trop neuf». Par ailleurs, il est vrai, le rafraîchisseur n'hésite pas à «supprimer certains endroits ténébreux, la plupart du temps aussi fastidieux qu'abscons». Les passages supprimés sont indiqués par un astérisque et donnés en note, ainsi que les mots remplacés (un seul dans notre extrait : «s'esclaffoient»), le tout sous le titre ANCIEN TEXTE. Ce qui donne :


Et notez que (*) ce petit paillard tousjours tastonoit ses Gouvernantes sens dessus-dessous, sens devant-derrière (*) : & desja commençoit exercer sa braguette. Laquelle un chacun jour ses Gouvernantes ornoient de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux floquars : & passoient leur temps à la faire revenir dans leurs mains (*). Puis esclatoient de rire, quand elle levoit les oreilles, comme si le jeu leur eut plû.

L'une la nommait ma petite dille, l'autre ma pine, l'autre ma branche de courail, l'aultre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin (*), ma pendilloche, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille.

(L'ablation de «mon rude esbat roidde et bas, mon dressouoir» n'est pas signalée.)



Parmi les nombreux Rabelais du XXe siècle, la version de référence paraît être celle du Seuil, parue en 1973 dans feu la collection L'intégrale et reprise en Points. Un groupe d'universitaires sous la direction de Guy Demerson a mis au point la translation — terme suggérant qu'ici nous ne sommes pas tout à fait en situation de traduction proprement dite. Le texte original est donné en regard et généreusement annoté (neuf notes ici).


Et savez quey, hillotz ? Que mau de pipe vous byre ! Ce petit paillard pelotait toujours ses gouvernantes, sens dessus dessous, sens devant derrière, hardi bourricot ! Il commençait déjà à essayer sa braguette, que ses gouvernantes ornaient chaque jour de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux pompons. Elles passaient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un bâtonnet d'emplâtre, et puis elles s'esclaffaient quand elle dressait les oreilles, comme si le jeu leur avait plu.

L'une l'appelait mon petit fausset, une autre mon épine, une autre ma branche de corail, une autre mon bondon, mon bouchon, mon vilebrequin, mon piston, ma tarière, ma pendeloque, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille.



La «traduction en français moderne» de Marie-Madeleine Fragonard est également flanquée de l'original :


Et vous savez quoi, mes gars ? Que la saoulerie vous chamboule ! Ce petit paillard n'arrêtait pas de peloter ses gouvernantes, sens dessus dessous, sens devant derrière, — hue, cocotte ! — et il commençait déjà d'exercer sa braguette, que chaque jour elles ornaient de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de belles guirlandes ; et elles passaient leur temps à la faire monter entre leurs mains comme la pâte dans le pétrin. Et elle s'esclaffait quand elle levait les oreilles, comme si le jeu leur eût plu.

L'une la nommait mon petit fausset, une autre ma pine, une autre ma branche de corail, une autre ma bonde, l'autre mon bouchon, mon vilebrequin, ma tringle, ma tarière, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille.



Les deux versions suivantes, elles, sont données sans l'»ancien texte» ; leur travail d'adaptation s'arrête curieusement à mi-chemin, toutes deux recourant parfois à la note en bas de page au lieu de traduire.


Voici J.A. Soulacroix, en 1905 :


Et savez-vous quoi encore, mes garçons ? Que le mal le plus nuisible vous retourne ! Ce petit paillard tâtonnait toujours des gouvernantes sens dessus dessous, sens devant derrière, hardi bourriquet !

Oui. Déjà il commençait à exercer sa braguette, qui tous les jours était ornée de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux flocquarts.

Les femmes passaient leur temps à se la faire revenir entre leurs mains, comme un magdaléon d'entraict. (note : Médicament de forme cylindrique.)

Puis, elles s'esclaffaient de rire quand elle levait les oreilles, comme si le jeu leur eût plu. L'une la nommait ma petite dille, l'autre ma vrille, l'autre ma branche de corail, l'autre mon bondon, mon bouchon, mon villebrequin, mon poussoir, ma tariere, ma pendeloque, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille.



Et Françoise Joukovsky en1999 :


Et savez quey, hillotz ? Que mau de pipe vous byre ! (note : En gascon : «vous savez quoi ? Que le mal du tonneau vous chavire !») Ce petit paillard pelotait toujours ses gouvernantes, sens dessus dessous, sens devant derrière, vas-y bourricot ! Il commençait déjà à essayer sa braguette, que ses gouvernantes ornaient chaque jour de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de belles houppes. Elles passaient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un bâtonnet d'onguent. Puis elles s'esclaflaient (sic) quand elle dressait les oreilles, comme si le jeu lui avait plu.

L'une l'appelait mon petit fausset (note : Fausset du tonneau. Le bondon est le bouchon du tonneau.), une autre mon épine, une autre ma branche de corail, une autre mon bondon, mon bouchon, mon vilebrequin, mon piston, ma tarière, ma pendeloque, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille.


On remarquera que le second paragraphe de Joukovsky, ô merveilles de la télépathie, est rigoureusement identique à celui de Demerson.



Ultime formule, celle de Claude Pinganaud en 1999 : l'original avec traduction de certains mots ou passages intercalée :


Et sabez quey, hillotz ? Que mau de pipe vous byre ! [en gascon : Et savez-vous quoi, enfants ? Que le mal de barrique vous fasse tournoyer !] (...) Harry bourriquet ! [hardi, petit âne !] (...) de beaulx flocquars [nœuds] (...) comme un magdaleon d'entraict [pâton d'emplâtre] (...) ma petite dille [fausset de barrique] (...) l'aultre mon bondon [ma bonde]



Prix de la concision au rewriter Christian Poslaniec en 2004 :


Et vous savez quoi ? Ce petit polisson n'arrêtait pas de peloter ses gouvernantes.


Ceux qui attendaient l'andouille repartiront bredouilles... Cette compression de texte, il est vrai, est destinée au jeune public, que les histoires de quéquette, c'est bien connu, n'intéressent pas.


(Première publication : TransLittérature, n°42)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°107 en août 2012)