ÉLOGE DE LA FICELLE


— On aurait dû y aller, Michel, à cette table ronde sur la formation du traducteur.

— Tout n'est pas perdu, Volkovitch : on a le texte des interventions sur le site de la SGDL. Je suis même allé jeter un œil.

— Toi aussi ? Que penses-tu de l'histoire des ficelles ?

— ... ?

— Tu sais bien, l'un de nos amis, Françoise Wuilmart ou Antoine Cazé, je ne sais plus, évoque les «ficelles du métier» qu'on apprend au CETL de Bruxelles ou au Master de Paris 7...

— Ça me revient. À la fin, un autre traducteur-formateur, que je ne connais pas, intervient. Il proteste. Il n'aime pas les ficelles.

— Tiens, j'ai retrouvé le passage :

«Je ne me reconnais pas vraiment dans la vision que certains ont donnée de la formation du traducteur, avec des termes tels que «ficelles du métier», comme si la formation consistait à transmettre des techniques ou un savoir-faire. Se joue selon moi non pas la traduction d'une langue vers une autre langue, mais avant tout la traduction d'une œuvre

Alors, qu'en penses-tu ?

— Je peux le dire ? Et la Netiquette, qui nous interdit de taper sur les confrères ?

— Ah bon ? Tu voudrais taper ? Tu as une objection, là, toi aussi ?

— Écoute, je ne veux pas débiner le confrère. Ce qu'il dit là, c'est beau ! c'est noble ! Il nous honore ! Nous ne sommes pas de simples linguistes, ou des tâcherons appliquant mécaniquement des petites recettes, mais des littérateurs tutoyant des œuvres, respirant l'air des cimes...

— Oui, ça ne manque pas d'allure, et pourtant nous sommes vaguement gênés...

— C'est que le confrère simplifie beaucoup ! En fait il y a la langue, puis la langue écrite par l'auteur, puis éventuellement sa langue dans l'œuvre en question...

— ... et pour traduire l'œuvre, il faut sentir l'écart entre chacune des trois langues...

— ... et dans l'œuvre il y a ces trois langues, rien d'autre. Langue ou œuvre, faux problème, tout le monde a raison.

— Mais ce mépris pour les «ficelles du métier» ?

— C'est vrai que ça fait minable... des petits trucs, des bricolages... Mais pour moi, la traduction, c'est ça ! Le menu détail, la débrouille, l'astuce... Savoir-faire, ficelles, j'aime ces mots, parce qu'ils sont humbles, concrets, artisanaux. Avant d'être des artistes, on commence par l'artisanat. On se fabrique une boîte de petits outils. Le savoir-faire, c'est l'acquisition des réflexes, qui nous libère l'esprit pour l'éventuelle venue de l'inspiration...

— Oui, et moi ce que j'aime aussi dans la ficelle, c'est son côté gamin... Traduire pour moi, c'est toujours un peu retomber en enfance. On manie les mots comme de la pâte à modeler. Voilà pourquoi c'est tellement jouissif ! Il y en a qui traduisent des œuvres ; moi je joue dans mon bac à sable. Alors, entre les beaux esprits qui fréquentent les Œuvres et les ramasseurs de bouts de ficelle, ceux qui vous emmènent au salon et ceux qui vous montrent la cuisine, les traductologues et les bricolos, je ne sais pas qui traduit le mieux, mais je sais avec qui je me sens bien.

— Pas con ce que tu dis là, pour une fois !


(Texte initialement paru sur le Blog de l'ATLF)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°106 en juillet 2012)