Traduire en vers, c'est s'exposer à deux dangers contraires : le trop et le pas assez.
Dans le premier cas, le contenu du poème-source est trop abondant pour entrer tout entier dans le cadre choisi. On peut évidemment, si toutefois le poète lui-même use du rejet, caser le surplus dans le vers suivant — mais si celui-ci est déjà plein ? On peut aussi rajouter un vers pour accueillir cet excédent, ainsi que celui du vers suivant s'il le faut — mais que faire dans le cas d'une forme au nombre de vers imposé, un sonnet par exemple ? ou ne serait-ce que dans un poème où les rimes suivent un schéma précis (rimes plates, croisées, embrassées), ce qui est le cas presque toujours ? En ce qui me concerne, je m'interdis ce genre de facilité, même en poésie non rimée, avec un puritanisme excessif sans doute : après tout, rajouter un vers à une longue strophe, est-ce bien grave ? Je sais, je sais, mais c'est plus fort que moi. J'ai l'impression de tricher.
Alors que faire, à part couper ? Ricanement sadique de Procuste, gémissement du traducteur angoissé, mais pourquoi tant d'angoisse, après tout ? On va perdre quelque chose, et alors ? Comme si en traduction on ne perdait pas tout le temps, de toutes les façons possibles ? Il s'agira là, assez banalement, de déterminer tranquillement ce qui est le moins essentiel, et de le virer discrètement.
Non, le pire, c'est quand on a si bien travaillé qu'on a tout casé en moins de syllabes que le poète, et qu'on se retrouve soudain avec un vide à la fin du vers.
Exemple. Au début d'un poème de Cavàfis, «Le cortège de Dionysos», j'ai d'abord écrit ceci :
Damon, le grand sculpteur (son œuvre magistrale
dans le Péloponnèse n'a pas son égale)...
Très mauvais. Passe encore pour la césure peu réglementaire au v. 2 (elle coupe la fin du mot Péloponnèse), cette faute-là ne me gêne pas trop ; c'est «œuvre magistrale» qui coince. L'original évoque le «technìtis» (artiste mais aussi artisan) le plus «ikanos» (capable) de la région : mon «grand sculpteur» et mon «œuvre magistrale», outre qu'ils redondent, ne sont guère cavafiens : j'ai remplacé l'habile technicien par un Artiste à majuscule, et la sobriété par l'emphase.
Essayons autrement :
Damon, sculpteur (il n'en n'est pas de plus habile
dans le Péloponnèse)...
Voilà qui est meilleur. Plus de rembourrage, plus de boursouflure, et l'on reste au plus près du sens. Seulement voilà : tout tient dans un vers et demi... Laisser tel quel ce vers de six syllabes ? Je le fais ailleurs dans Cavàfis, à titre exceptionnel, à la toute fin, obtenant ainsi une chute acceptable, mais en début de poème, non, impossible.
Alors il faut boucher le trou. S'étaler, délayer — tout ce que je déteste.
Les rimes à ma disposition : ville... île... presqu'île... (Oui, le Péloponnèse en est une, mais comment caser le mot ?) Domicile...
Damon, sculpteur (il n'en n'est pas de plus habile
dans le Péloponnèse où il a domicile)...
On sent terriblement la cheville. «Ville» serait le moins mauvais, mais je m'évertue en vain à caser le mot dans le v. 2. Jusqu'au moment où je pense à le placer dans le premier vers. J'aurais dû me rappeler plus tôt la règle de base : penser systématiquement à toutes les permutations possibles.
Damon, sculpteur (parmi les artistes des villes
de son Péloponnèse, aucun n'est plus habile),
De toutes les solutions, la moins mauvaise. Insuffisante, j'en ai conscience. Et placée de façon très voyante, hélas, à l'un des deux endroits qu'il ne faut surtout pas rater : la fin d'abord, le début ensuite.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°105 en juin 2012)