BRIO DE HURLEVENT


Paru en 1847, le roman d'Emily Brontë, Wuthering Heights, sidéra ses lecteurs au point que les traducteurs français attendirent près de cinquante ans avant de s'en occuper. Le premier audacieux, Teodor de Wyzewa, encore effarouché sans doute, choisit en 1892 un titre quelque peu réducteur : Un amant. Puis trente ans passèrent avant qu'un autre, Frédéric Delebecque, vaillant colonel d'artillerie, s'attaque à l'œuvre et lui donne son titre désormais canonique : Les hauts de Hurlevent. Depuis, c'est le déluge : plus d'une vingtaine de versions, sous les appellations les plus diverses — les héritiers du colonel montant la garde autour de son titre et interdisant son réemploi. D'où Hurlevent, Hurlevent des monts, Hurlemont, Les hauts des quatre vents, Les hauteurs battues des vents, Les hauteurs tourmentées, La maison des vents maudits, Haute plainte, Les rages du cœur, Heurtebise ou même, pourquoi se fatiguer, Wuthering Heights...

On a bien envie de comparer toutes ces versions, dont certaines dues à de grands traducteurs. On s'en procure quatre : Les hauts de Hurlevent de Delebecque (1925) ; Haute-plainte de Jacques et Yolande de Lacretelle (1927) ; Hurlemont de Sylvère Monod (1963) ; Hurlevent des monts de Pierre Leyris (1972, revu en 1984). On aurait souhaité y joindre le Hurlevent de Jean-Pierre Richard (1994), sûrement excellent, mais indisponible.

On choisit un court passage qu'on aime pour son contenu et les images fortes qu'il contient. En présence, au chapitre IX, l'héroïne Catherine et Nelly sa gouvernante :


'Nelly, do you never dream queer dreams ?' she said, suddenly, after some minutes' reflection.

'Yes, now and then,' I answered.

'And so do I. I've dreamt in my life dreams that have stayed with me ever after, and changed my ideas ; they've gone through and through me, like wine through water, and altered the colour of my mind. And this is one — I'm going to tell it — but take care not to smile at any part of it.'

'Oh, don't, miss Catherine !' I cried. We're dismal enough without conjuring up ghosts, and visions to perplex us. Come, come, be merry, and like yourself !'


Version Delebecque :


— Nelly, ne faites-vous jamais de rêves singuliers ? dit-elle tout à coup, après quelques minutes de réflexion.

— Si, de temps à autre.

— Et moi aussi. J'ai fait dans ma vie des rêves dont le souvenir ne m'a plus quittée et qui ont changé mes idées : ils se sont infiltrés en moi, comme le vin dans l'eau, et ont altéré la couleur de mon esprit. En voici un ; je vais vous le raconter, mais ayez soin de ne sourire à aucun de ses détails.

— Oh ! ne dites rien, Miss Catherine, m'écriai-je. Notre vie est déjà assez lugubre sans que nous allions évoquer des fantômes et des visions pour nous troubler. Allons, allons, soyez gaie, soyez vous-même !


L'extrait est évidemment trop court pour autoriser des conclusions péremptoires. Voilà une traduction qui paraît honnête, qui suit le déroulement du texte sans le chahuter inutilement. Le tempo est bon et le réplique de Nelly, notamment, a la vivacité souhaitée. Ce qui n'empêche pas une certaine timidité. «Queer» est sous-traduit. «S'infiltrer», avec son goutte-à-goutte, rend faiblement l'invasion suggérée par «go through and through», et rend l'image incohérente : du vin s'infiltrant dans l'eau ?

Un détail : Delebecque omet «I answered». Négligence, ou choix délibéré ? Je sucre volontiers, quant à moi, ce genre de mentions quand le texte est clair sans elles. Je le fais avec l'allégresse de qui s'allège, mais aussi, toujours, avec une ombre de scrupule enfantin : ai-je le droit ?


Version Jacques et Yolande de Lacretelle :


— Nelly, ne faites-vous jamais de rêves bizarres ? dit-elle subitement après quelques minutes de réflexion.

— Oui, de temps en temps, répondis-je.

— Moi aussi. J'ai fait dans ma vie des rêves qui ne m'ont jamais quittée et qui ont agi sur mes pensées. Ils se sont mélangés à mon être comme le vin à l'eau et ont modifié mes inclinations. En voici un que je vais vous raconter... Mais, surtout, n'en souriez pas.

— Oh ! ne le racontez pas, mademoiselle Catherine, m'écriai-je. Nous sommes déjà assez tristes ici sans nous tourmenter avec des évocations de fantômes et des visions. Allez, allez, soyez gaie et naturelle.


Le peu que j'ai lu de Lacretelle écrivain m'a plu, mais cet auteur classique, associé ici à son épouse, nous donne un texte déconcertant. «Mélangés à mon être» — le sommet du passage — me paraît épatant, Mais «tristes» pour «dismal» est faiblard, de même que «naturelle» pour «be yourself», et le pire vient avec «the colour of my mind» rendu de façon désastreuse, on se demande pourquoi — comme si cette image pouvait faire peur !

C'est tout de même la version la plus rapide, j'apprécie son élégance et je trouve astucieux le petit travail d'élagage dans «surtout n'en souriez pas» («at any part of it» disparaît, ou plutôt est habilement rendu par «surtout»). Mais pourquoi ralentir aussitôt après avec ce longuet «ne le racontez pas» — alors qu'on aurait pu oser, pour rendre «Oh don't», un simple «Oh non !»

Curieux, ce côté montagnes russes de nombreuses traductions...


Version Monod :


— Nelly, ne fais-tu jamais des rêves étranges ? me demanda-t-elle soudain, au bout de plusieurs minutes de réflexion.

— Si, de temps à autre, répondis-je.

— Moi de même. J'ai fait au cours de ma vie des rêves qui sont demeurés en moi à tout jamais et qui ont changé ma façon de voir ; ils m'ont traversé de part en part, comme le vin traverse l'eau, en modifiant la couleur de mon esprit. En voici un ; je vais te le raconter... mais prends bien garde de ne pas sourire d'un seul de ses détails.

— Oh ! n'en faites rien, mademoiselle Catherine ! m'écriai-je. Nous sommes déjà bien assez sombres sans aller nous embarrasser de faire surgir des fantômes et des apparitions. Voyons, voyons, soyez donc gaie et naturelle !


Le décor change. Cette version-là se distingue par sa cohérence. Le point faible, c'est évidemment ce vin traversant l'eau, vraiment étrange, mais quant au reste, les diverses solutions sont honorables. «N'en faites rien» a la brièveté voulue. Alors que dans les versions anciennes Catherine vouvoie Nelly, le tutoiement adopté ici semble plus juste et plus vif. La version suivante fera le même choix — c'est sans doute une question d'époque.

Travail sérieux donc, peut-être un peu trop : on remarque une certaine lenteur, surtout sensible dans «de ne pas sourire d'un seul de ses détails» avec son triple «de» un peu lourd. Cette version est la plus longue : 717 signes, contre 617 chez les Lacretelle ; Delebecque et Leyris se situent à mi-chemin avec 646 et 643 signes.


Version Leyris :


— Nelly, n'as-tu jamais de rêves bizarres ? demanda-t-elle soudain après quelques minutes de réflexion.

— Si, de temps en temps, répondis-je.

— Moi aussi. J'ai fait dans ma vie des rêves qui me sont toujours restés présents dans la suite et qui ont transformé mes idées. Ils se sont mêlés à moi, comme le vin à l'eau, et ils ont changé la couleur de mon esprit. En voici un : je vais te le raconter — mais garde-toi de rire à aucun moment.

— Oh ! non, miss Catherine, n'en faites rien, m'écriai-je. Nous sommes assez sombres comme ça sans évoquer des visions et des fantômes pour nous troubler. Allons, allons, soyez joyeuse, soyez vous-même !


Leyris rend parfaitement le vin et l'eau, puis la couleur de l'esprit. Malgré «sont toujours restés présents dans la suite» qui traîne un peu la patte, l'ensemble file à bonne allure, conciliant précision et concision. «Garde-toi de rire à aucun moment», bref et bien balancé, est à cet égard exemplaire. Du grand art !

Bémol infime : «avoir un rêve», ça se dit ? L'artiste est-il allé trop loin dans sa quête du tempo soutenu, ou a-t-il eu peur de la répétition, «faire un rêve» se trouvant juste au-dessous ?


Conclusion : pas de travail merdique à descendre en flammes pour une fois, mais du bon boulot dans l'ensemble, la palme revenant sans doute à Leyris.

J'en suis là quand je découvre dans les trésors de ma bibliothèque le n°17 de la revue Palimpsestes, où Françoise Thau-Baret étudie le même sujet, bien plus en profondeur, sous le titre «De l'inquiétante étrangeté des métaphores et de leur traduction dans Wuthering Heights». L'auteure constate elle aussi une certaine timidité chez les divers traducteurs. Exemple, ce passage du tout début où des plantes sont personnifiées :


«a range of gaunt thorns all stretching their limbs one way, as if craving alms of the sun».


Mot-à-mot, «une rangée de maigres épines qui tendent toutes leurs membres/bras dans le même sens, comme pour implorer l'aumône du soleil».

Delebecque : «...de maigres épines qui toutes étendent leurs rameaux...»

Lacretelle : «de maigres aubépines qui toutes allongent leurs branches...»

Monod : «d'étiques buissons d'épines, qui tendent tous les bras...»

Monod est le seul à suivre l'original, puisque chez Leyris nous trouvons «des ronces efflanquées qui étendent toutes leurs branches...»

Leyris a dû se dire que la métaphore corporelle est contenue dans la suite, avec l'image de l'aumône, n'empêche : ne pas insister sur elle autant que le fait l'auteur n'est pas anodin. Et un peu décevant.

Je ne vais pas résumer ici les analyses de Françoise Thau-Baret, mais le volkonaute intéressé fera bien d'aller lire Palimpsestes en général et ce bel article en particulier. Il me confirme dans le sentiment que j'ai de plus en plus : puisque nous sommes condamnés à ne jamais traduire exactement, mais à perpétuellement choisir entre sur-traduire et sous-traduire, sans doute vaut-il mieux en faire trop que pas assez — en tous cas s'agissant d'un texte excessif comme Wuthering Heights...

Pour finir, deux menues remarques concernant l'étrangeté.


Brontë : «an arid wilderness of furze and brimstone».

Monod : «un désert aride de pierrailles et d'ajoncs».

Jean-Pierre Richard : «un aride désert d'ajoncs et de pierrailles».

La commentatrice oppose l'»ordre rugueux de Monod à la «rythmique plus fluide» de Richard. Certes. J'aimerais bien connaître sa préférence. Je crois, quant à moi, qu'à cet endroit précis la version rugueuse, au rythme chaotique, est plus accordée à la chose décrite et à l'atmosphère générale du roman qu'un fluide alexandrin. Mais ça se discute.


Enfin, retour à mon extrait.

«And this is one — I'm going to tell it — but take care not to smile at any part of it.»

Quelque chose me touche dans cette phrase : les tirets. Étranges en français, moins en anglais sans doute, mais tout de même un peu, me semble-t-il. On dit que la ponctuation d'Emily B. était surprenante, qu'elle a été partiellement normalisée, est-ce là un exemple de cette étrangeté ? Difficiles à analyser, ces tirets-là ; Catherine hésite sans doute, chaque tiret est un suspens ; mais ce qui est sûr, c'est qu'en donnant à la phrase un tour heurté, les tirets la rendent plus dramatique, plus chargée d'émotion.

Nos traducteurs ont appris que d'une langue à l'autre les règles de la ponctuation changent, on leur a enseigné la méfiance à l'égard du tiret anglais, voilà pourquoi en l'occurrence ils l'ont tous fui — tous, sauf Leyris, est-ce un hasard ? qui en garde un. Mais si Delebecque se contente platement d'un point-virgule et d'une virgule, Lacretelle et Monod ont senti qu'il fallait rendre l'effet de suspens, d'où les points de suspension. N'empêche : et si l'on gardait les deux tirets en français ? Le but n'est-il pas, ici, de préserver une certaine inquiétante étrangeté ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°104 en mai 2012)