— Tu as vu Noces, Michel ?
— Le film de Philippe Béziat ? Mais nous l'avons vu ensemble, Volkovitch !
— J'oubliais... Tu me colles au train décidément... J'imagine que ça t'a plu.
— L'extase ! Nous adorons Stravinsky tous les deux, Noces est peut-être, avec le Sacre, ce qu'il a composé de plus génial, on se régale à suivre les répétitions et la mise en scène est passionnante.
— Tu n'écrirais pas quelques lignes là-dessus pour le blog de l'ATLF ?
— Mais quel rapport avec la traduction ? Tu vas encore me dire que les traducteurs doivent aller souvent au cinéma, écouter beaucoup de musique pour s'aiguiser l'oreille, que tous les arts sont voisins et se complètent, etc. Tu te répètes, mon vieux, et il n'y a pas de quoi faire un article.
— On ne répète jamais assez certaines choses. Et puis n'oublie pas que Noces parle directement de traduction. La version originale en russe a été traduite par l'écrivain Charles-Ferdinand Ramuz, qui raconte son travail avec le musicien dans un texte lu en voix off.
— Oui, mais c'est un cas de traduction ultra-marginal. L'écrasante majorité des traducteurs traduit de la prose, pas des livrets d'opéra ou ne serait-ce que de la chanson, où il s'agit de conserver le même nombre de syllabes... Ça nous sert à quoi, ce genre d'acrobaties ?
— Ça sert à sentir les rythmes, ce qui est l'essentiel, la base de tout discours, qu'il soit prose ou poésie. Une page de roman bien écrite, c'est aussi un chant. Si on ne suit pas le rythme original, ça ne chante plus et le lecteur s'emmerde.
— Alors ton idéal en traduction, c'est de calquer les rythmes ? Je me souviens que tu t'es moqué grassement, sur ton site, de [bip] qui avait traduit le poème de [bip] avec le même nombre de syllabes, vers par vers. Le résultat, disais-tu, est un désastre... Tu te contredis, mon pauvre ami.
— Je dis qu'il faut entendre le rythme original et lui donner un équivalent, mais en sachant que d'une langue à l'autre, dans certains cas, un même rythme ne produit pas le même effet... Tout l'art consiste à savoir quand. C'est à la fois très concret, instinctif, et terriblement complexe. Et puis le rythme, ce n'est pas uniquement le nombre de syllabes, c'est aussi le découpage de la phrase, et là on glisse de la musique à l'architecture...
— Je reconnais que Ramuz décrivant le travail avec le compositeur — un travail qui s'est fait oralement —, ça ne manque pas d'intérêt, mais c'est très court...
— Mais c'est tout le film qui donne une leçon de traduction ! On voit les musiciens répéter les rythmes de la musique, s'en imprégner dans une sorte de transe, et cela, nous devons apprendre à le faire comme eux. Tu l'écriras, ce papier, ou tu as la flemme ?
— D'ici là le film ne se jouera plus ! Enfin, j'avoue que j'aimerais bien amener l'un de nos russisants à nous pondre une étude sur Stravinsky traduit par Ramuz — puisque nous ne sommes plus fichus, ni toi ni moi, de parler russe. Je vais te l'écrire, ton papier. Tu vois, nous sommes parfois d'accord.
(Ce texte est initialement paru sur le blog de l'ATLF.)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°103 en avril 2012)