C'est un best-seller publié en 2004 dans son pays et deux ans plus tard en traduction française. L'accueil critique et public, partout dans le monde, est si chaleureux que la curiosité m'amène à ouvrir le pavé. Je le referme à mi-parcours, après de vains efforts pour m'agréger à la foule en extase. Non que ce soit nul, loin de là, mais tout dans cette histoire me paraît vaguement faux.
Et la traduction n'arrange rien.
Ignorant tout de la langue d'origine, je ne peux pousser assez loin l'analyse, mais deux choses me gênent dans ce travail, pourtant signé d'un nom honorablement connu.
Il y a d'abord une impression générale de lourdeur, de gaucherie diffuse, dans des mots comme le macaronique «effectivement», cette calamité, dans des phrases telles que «Il n'y avait pas qu'à l'école que sa présence passait désormais inaperçue», ou dans des redondances du genre «Afin que ce sable fin ne pénètre pas à l'intérieur de mon corps.»
Plus grave, une préférence marquée pour le registre soutenu. Le texte est semé ici ou là de mots distingués, de ceux qu'on dit la bouche en cul de poule, qu'on trouve surtout dans les vieux corrigés de versions latines : «se remémorer», «rasséréner»...
Non, je ne veux pas leur mort, à ces vieillards, surtout pas, ils peuvent encore servir dans certaines situations, mais dans une scène quotidienne entre gens simples, pour moi ça coince.
«Pénétrer» a sa place lui aussi — y compris dans l'exemple précité —, mais je râle quand on vire systématiquement à son profit notre bon vieux «entrer», dans un souci d'élégance je suppose. Comme si la véritable élégance n'était pas dans la simplicité.
Certaines expressions, de même, sont devenues d'un maniement hasardeux : «battre comme plâtre» ou «prendre la poudre d'escampette», par exemple, ont atteint le troisième âge, et détonent de toute façon dans un contexte étranger. L'escampette n'est pas un produit d'exportation.
Mais ce qui cloche le plus, c'est comme toujours les dialogues, où des marqueurs de familiarité ponctuels du genre «ouais» sont suivis de tournures nettement littéraires. Un camionneur inculte et un peu demeuré dira par exemple : «Bref, quoi qu'il en soit, une fois que tu auras ouvert la porte à laquelle cette pierre donne accès...»
Je retrouve là une forme d'écriture que je pensais en voie d'extinction : le français d'édition, châtié, guindé, sentant la naphtaline, habit du dimanche un peu raide qu'on se croyait obligé d'enfiler pour écrire.
Ces deux maux (le côté lourd et le côté poussiéreux) ont pour source commune la même conception frileuse de l'écriture, l'obéissance à des traditions figées, à un surmoi universitaire paralysant, le manque d'aération intellectuelle, l'incapacité à sentir qu'un texte est un être vivant qui bouge, qui court, qui danse.
L'ensemble des traductions s'améliore, sans doute, mais il y a encore du boulot. Ce qui me chagrine surtout, c'est que personne, parmi les lecteurs de l'ouvrage que j'ai consultés, ne s'est plaint de la traduction. Les maladresses que j'épingle ici ne gênent pas, à supposer qu'elles soient vues. On se sent parfois un peu seul.
(Lost in translation, film de Sofia Coppola, 2003, avec Bob Murray et Scarlett Johansson.)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°100 en janvier 2012)