BRÈVES

N°100 Janvier 2012



Le cinéma ? Une passion d'adolescence devenue tendre amitié, mais retour de flamme ce mois-ci pour cause de Jean-Pierre Marielle et Pierre Arditi venant tourner chez nous (cf. JOURNAL INFIME).

On n'ose y croire ! Avant le tournage, on court potasser les bios des deux stars sur Gougueul. Arditi, nous venons de le revoir dans les films de Resnais, et voilà que Marielle nous est offert au Champo par l'excellente revue Jeune Cinéma. Tous les mois, dans ce lieu désormais légendaire, un vieux film oublié sort de derrière les fagots. Ambiance garantie, cinéphilie à l'ancienne. Marielle annoncé n'est pas venu, mais il brûle l'écran dans Les mois d'avril sont meurtriers, de Laurent Heynemann, polar sorti en 1987. Encore un bijou. Dans des décors de banlieue glauques, dépouillés, quasi abstraits, un Marielle en flic affronte un truand (Jean-Pierre Bisson, vicelard à souhait) en des duels verbaux que la mise en scène, sobre, tendue, superbe, rend plus terrifiants encore.


Polar noir, costard assorti.
Sa Majesté Marielle.

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Oh ! le beau mois de cinéma. Sur DVD, Guys and dolls (Blanches colombes et vilains messieurs), musical de Broadway tourné en 1955, avec Sinatra et Brando en mauvais garçons et à la mise en scène Mankiewicz himself. Ce n'est sans doute pas leur film le plus personnel à tous les trois, mais on se régale de bout en bout, d'autant que Jean Simmons en salutiste a de quoi damner un saint et que la chorégraphie étincelante nous emmène au paradis.


Vision paradisiaque...
The dolls.

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Mais vient un autre film, noir et blanc, lent et sombre, presque sans action, et soudain les feux d'artifice de Hollywood pâlissent devant ce très secret Feu follet. Louis Malle a tourné en 1963 cette histoire d'un homme qui demain va se donner la mort. Tous ceux qu'il rencontre une dernière fois l'aiment et le lui disent, et lui indifférent, déjà très loin de tous et de tout. L'ancien bon vivant déconneur que les amis évoquent n'est plus qu'une ombre, un fantôme. Maurice Ronet joue là le rôle de sa vie, l'acteur et le réalisateur se hissant mutuellement aux sommets, et l'on comprend que pour tant d'amoureux du cinéma ce Feu follet brille d'un éclat que rien ne peut faire mourir.


Une ombre qui crève l'écran.
Maurice Ronet.

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Après le Malle du mois, le Resnais. Un mal-aimé : I want to go home (1989), sur un scénario de l'Américain Jules Feiffer. Curieux de le revoir pour comprendre ce qui m'avait désorienté moi aussi, à l'époque, dans ce récit du séjour calamiteux en France d'un auteur de BD américain. De fait, cette comédie grince de partout : pendant la majeure partie du film, la France montre son plus moche visage et les personnages principaux, pour la plupart, n'ont pas grand-chose pour nous séduire, physiquement et moralement. L'identification naïve à quoi l'on nous habitue ne fonctionne pas et l'on ne peut pas s'asseoir dans ce film qui nous fuit, à l'image de Depardieu, improbable prof de fac (autre malaise, voulu aussi sans doute) fuyant sa jeune thésarde américaine, fille du dessinateur, qui elle-même fuit son père. Resnais cultive ici l'art de distiller le malaise avec une extrême subtilité — et c'est là que ça devient passionnant —, avant la fin consolante, tout de même, et le coquinement délicieux gag final, digne du dernier plan (le train qui entre dans un tunnel) dans La mort aux trousses de Hitchcock.


Les deux derniers, couple improbable...
Caroline Silhol, Micheline Presle, Adolph Green.

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Les études sur l'œuvre de Resnais pullulent, mais le groupy (masculin de groupie ?) ne se lasse pas. Voici Alain Resnais Liaisons secrètes, accords vagabonds, de Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, publié par les Cahiers du cinéma en 2006, l'un des ouvrages les plus épatants sur le grand homme, malgré une rude concurrence. Les auteurs, qui connaissent les films plan par plan, en donnent des interprétations d'une subtilité parfois vertigineuse, avant de soumettre le cinéaste à un feu roulant de questions — presque toujours originales, ce qui n'est pas un mince exploit. Le fan de Resnais n'y trouvera sans doute pas de révélations qui changent tout, mais ne repartira pas frustré pour autant. On jubile de retrouver là un artiste lucide qui parle admirablement de son travail doublé d'un homme très attachant, plein de modestie et d'humour.

Son art d'entretenir le malaise, est-il besoin de le dire, est au centre du livre — mais l'humour et le malaise ne sont-ils pas proches cousins ?

(Parenthèse : on peut lire dans une note en fin de volume un dithyrambe de Godard sur Le chant du styrène, où Resnais est comparé presque dans la même phrase à Bossuet, Frank Tashlin et J.S. Bach ! Où l'on voit renaître d'un coup, ô nostalgie, toute une époque de cinéphilie ardente et débordante, avec ses merveilleux excès...)


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Je me demande ce que Resnais, grand amateur de BD ancienne, pense des bédéastes actuels. De Christian Lax par exemple, auteur complet (texte-dessins-couleurs), dont j'avais adoré naguère L'aigle sans orteils. Pain d'alouette, chez Futuropolis toujours, 120 pages en deux volumes, en est la suite, plus forte et plus belle encore. On y retrouve le sport cycliste en son enfance, après la Grande guerre cette fois, le Tourmalet cédant la place à la course Paris-Roubaix, laquelle se termine sur les pavés de ce qu'on appelle l'Enfer du Nord. Pain d'alouette y ajoute deux autres enfers : la mine et l'orphelinat, dans une même célébration des humbles, des oubliés, dont la vie est souffrance mais qui luttent héroïquement. Ce documentaire minutieux est en même temps une épopée soulevée par une passion, un souffle brûlant tout droit venu d'époques moins mollassonnes. Le dessin et les couleurs sont plus éblouissants que jamais.


L'enfer du dessus.
Les forçats en enfer.

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Etienne Klein (physicien) et Jacques Perry-Salkow (pianiste) pratiquent en duo un sport moins rude que le vélo, mais acrobatique à sa façon : jonglant avec les lettres d'un mot ou d'une phrase, ils les font retomber autrement pour qu'apparaisse un nouveau sens imprévu. Leur livre, intitulé Anagrammes renversantes et sous-titulé Le sens caché du monde, propose chez Flammarion une petite centaine de ces manipulations malicieuses.

Le commandant Cousteau ? Tout commença dans l'eau.

Vercingétorix, roi des Gaules ? Digne vers toi, glorieux César.

Le physicien s'en donne à cœur joie :

La gravitation universelle ? Loi vitale régnant sur la vie.

L'origine de l'Univers ? Un vide noir grésille.

On est là en pleine poésie... Le musicien n'est pas en reste avec, par exemple, ces deux perles :

Aurore Dupin, baronne Dudevant, alias George Sand

valsera d'abord au son du piano d'un génie étranger.

et

Robert Schumann

reconnut Brahms.

Si je m'écoutais, je donnerais aussi Les liaisons dangereuses, Le marquis de Sade ou Le duc de Saint-Simon, mais les volkonautes n'ont qu'à se payer le bouquin, 10 € seulement. Acheter des livres est un devoir civique.

Allez, un petit dernier en hommage à notre ami Monsanto :

Entreprise Monsanto ? Poison très rémanent.


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Des anagrammes pour Nathalie Sarraute ? Ah ! l'artiste en aura ! On va lui en faire.

Suivant la chronologie, nous arrivons à Entre la vie et la mort, roman publié en 1968, dans le prolongement des Fruits d'or. Le sujet se déplace : non plus la réception d'un livre, mais son écriture. C'est du moins ce qu'annonce la présentation dans ma vieille édition du Livre de Poche ; en fait, l'essentiel du roman décrit la relation entre l'auteur et ses lecteurs, et la comédie sociale qui faisait le fond des Fruits d'or se poursuit. Mais les pages les plus précieuses, les plus novatrices, les plus remueuses d'émotion, nous font vivre en effet la création elle-même, cette recherche tâtonnante, malaisée, hasardeuse. D'où le titre : la vie, c'est quand on saisit une petite parcelle de matière vivante sans la tuer, quand ça tremblote, ça vibre, ça palpite ; la mort, quand c'est raté, pas assez bien écrit ou trop écrit, trop léché, figé, desséché, désertique (lune et Sahara tari).

«Longtemps il examine l'image... l'élégante sobriété, la précision parfaite des phrases. Contenus par leurs contours les mots ruissellent en une seule coulée... Pourtant quelque chose a disparu... un élan timide, un tremblement, il le cherche... ce qui comme une petite bête aveugle se propulsait, poussant devant soi les mots, il ne le sent plus... cela a été étouffé, pris dans l'empois de ces phrases glacées... Juste peut-être ici, on dirait qu'il y a comme une vibration, une pulsation... un pouls à peine perceptible bat... il faut se dépêcher avant qu'il soit trop tard, sinon il sait maintenant ce qui va arriver... les belles phrases vont s'assembler en une forme qui aura un jour l'aspect lugubre d'un champ jonché de cadavres où ceux qui viendront retrouveront partout des visages qui leur sont connus, où chacun pourra sans peine identifier ses morts...»

Eh oui, pas facile. Mais l'effort en vaut la peine, volkonaute : devant cet art autre, lis, ahane ! Tu seras récompensé.

Ce qui m'enchante aussi dans ce cinquième roman sarrautien, c'est l'ambiguïté souveraine de certaines pages, le mélange parfait de ferveur et d'ironie, qui fait qu'on ne sait pas toujours (un peu comme dans les pages du roman de Sotiropoulos, Dompter la bête, sur l'écriture du poème) si l'auteur est moqueur ou ému.

À moins que j'aie compris de travers ?


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Cécile Georges... Ce n'est pas son vrai nom, et son roman Perce-nuits (Acropole, 1981) n'est pas une vraie fiction. Cette fille d'un Russe exilé chez nous, hantée par ses jeunes années douloureuses et par un grand amour non moins destructeur, les raconte de façon slavissime, passionnée, courant d'une époque à l'autre dans un désordre de phrases échevelées, tourbillonnantes, zigzagantes comme des éclairs, comme si elle voulait tout embrasser à la fois, les paroxysmes de désir, de plaisir et les sommets de la souffrance. La fin, notamment, est balayée par la bourrasque, mais c'est tout le récit qui nous entraîne dans ses montagnes russes.

Le père, poète méconnu, qui se suicidera, est un personnage digne de Dostoïevski :

«Dans sa veulerie il y avait toujours du génie, dans sa lâcheté, du courage, dans sa laideur, de la beauté, dans sa violence, de la tendresse.»

Éminemment russe, également, cet élan de générosité qui anime la narratrice. On lui dit :

«— Travaille pour toi, pas pour lui. Tu te conduis comme un enfant.

— Je sais. Cela me dépasse. Je veux tout lui donner. Je voudrais être immense et tout lui donner.»

Et elle imagine sa fin, vieille, devenue clocharde, une fin à la Tolstoï :

«Car il y avait des blessures qui la prédestinaient à ce devenir, qu'elle provoquait d'une certaine façon, chaque fois que, pour un amour, une fête, elle vendait ses meubles les plus précieux ou s'imaginait vendant la maison même, tentée par l'idée de se dépouiller de tout, elle qui pourtant accumulait terriblement, pensant aussi qu'elle finirait bien par tout perdre ou bien tout laisser, le jour où, pour refuser une dernière fois de vieillir, elle partirait seule sur les routes et marcherait, sur les chemins, dans les montagnes, jusqu'à ce talus couvert d'herbes sèches, de marjolaines, de gentianes ou de coquelicots, où elle accepterait finalement de mourir en regardant le ciel, les nuages, les alouettes et peut-être un avion argenté ou, la nuit, une comète qui tomberait.»

Sortant du Perce-nuits de Cécile Odartchenko, on se trouve soudain raisonnable, petit, frileux.


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Autre livre de femme dont on se demande pourquoi on n'en parle pas davantage : Efina, de Noëlle Revaz, roman paru chez Gallimard en 2009.

La jeune admiratrice d'un comédien plus tout jeune lui écrit. Il tarde à répondre. Ils vont échanger des lettres pendant des années, jusqu'à sa mort à lui, se rapprocher considérablement, puis s'éloigner, puis... Mais quel résumé pourrait donner une idée de ce livre qui porte à des hauteurs confondantes l'art de la surprise et du contrepied ? Ces deux-là vont s'aimer tout en s'envoyant les pires vannes, dans des duels féroces à coups d'ironie, dans un éternel jeu de cache-cache et d'amour vache où chaque page nous prend au dépourvu, où tout est à la fois étrange et familier — car dans ces péripéties continuelles nous nous reconnaissons, l'auteure nous connaît à fond avec nos faiblesses petites et grandes, nos inconséquences, nos mensonges continuels aux autres et à nous-mêmes. Son portrait du vieux cabot est une merveille de cruauté douce, sa langue est vive et savoureuse, elle a le rythme dans le sang, elle manie la phrase courte en virtuose et d'ellipse en pirouette son livre avance allegro scherzando jusqu'à sa fin mélancolique. Et l'on s'aperçoit que tout compte fait ce tissu de chamailleries était une belle et profonde histoire d'amour.

L'auteure est née en Suisse, où elle vit, très loin de Saint-Germain-des-Prés. Lourd handicap médiatique et vertu à mes yeux. Son premier roman, Rapport aux bêtes, que je ne vais pas tarder à m'offrir, était très différent, dit-on. Chouette ! Le suivant va donc nous surprendre, lui aussi. À bientôt, Noëlle Revaz. Ne nous faites pas languir cent-sept ans.


Elle aime les cabots.
Noëlle Revaz.

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Surprises, décidément. Je déroule ici un tapis rouge à Georges Duhamel alors même que j'en fais l'andouille de la rubrique voisine. Lui qui fut célèbre de son vivant, puis sombrement oublié, le voici sous les feux de ma petite rampe. Je ne sais si l'on trouve encore en librairie la Chronique des Pasquier qui m'avait déjà semblé un peu cucul-la-praline dans les années 60 (j'avais craqué au septième des dix tomes), mais un livre de Duhamel au moins a survécu : Vie et aventures de Salavin, premier tome de la Confession de minuit (les autres, à la trappe).

Salavin est un «homme insignifiant» qui à trente ans perd son boulot et vit chez sa mère dans un galetas sordide. Il se raconte, «moi qui n'ai rien à vous dire, moi qui ne suis fait qu'avec des riens», à un interlocuteur inconnu. Pas très alléchant, mon résumé, mais ce qui surprend, c'est la violente contradiction au cœur du livre : Salavin dit sa misère avec un luxe d'images, son désert grouille de métaphores, dans un mélange bizarrissime de terne et de flamboyant. Échantillons :

«Sa figure exprimait un bonheur si calme qu'il ressemblait à l'absence, au vide, au néant, elle exprimait un bonheur inhabituel, enfin quelque chose de comparable au bonheur d'une pendule qui est remontée pour cent ans, au bonheur d'une pierre qui tombe dans l'espace pour l'éternité.»

«Déjà j'étais tout à mes soucis, comme une prune gâtée, fourmillante de guêpes.»

«Il tombe des hautes fenêtres une clarté sereine et spirituelle qui chante sur les pages imprimées ainsi qu'un archet sur une corde.»

S'agissant des rêves de la nuit passée :

«Ils nouaient et tortillaient autour de mon âme une farandole tourbillonnante et, dès lors, le temps s'arrêtait au milieu de l'éternité comme un navire paralytique sur une mer de sirop.»

Cette inconséquence, qui cadre si mal avec l'image pépère que je me faisais de l'auteur, est assurément voulue : elle introduit dans le texte une violence contenue, une frénésie étouffée, un chaud-et-froid spectaculaire.

L'anti-héros grisâtre est traversé, à vrai dire, de sentiments excessifs, fluctuants, voire opposés.

«L'ombre qu'il jeta sur ma joie ne rendit celle-ci que plus éclatante. En moins de cinquante minutes, elle avait repris complètement possession de mon cœur. Elle le remplissait comme une tumeur ; elle était presque gênante, lourde à porter. Je vous en parle beaucoup trop, de cette joie. Pardonnez-moi : ce n'était pas ma faute si j'avais de la joie ce jour-là. J'en étais tendu à crier.»

Il a bouffé du lion, papy Georges !

Curieux de voir l'adaptation du roman au cinéma par Pierre Granier-Deferre, en 1964, avec Maurice Biraud et Julien Carette — encore un film oublié.


Biraud sérieux, qui l'eût cru ?
Biraud, immensément célèbre il y a 40 ans...

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Très étonné aussi de me retrouver, grâce au tirage au sort mensuel, plongé dans les contes de Grimm. Tout le monde croit les connaître, mais combien d'entre nous les ont lus ? C'est désormais possible en français dans l'édition qu'ils méritent, la première intégrale, parue en 2009 chez José Corti sous le titre Contes pour les enfants et la maison. Édition critique en mille pages et deux tomes, chacun des 200 contes accompagné de son commentaire, travail de titan(e) que l'on doit, traduction et laïus autour, à Natacha Rimasson-Fertin.

Plaisir de lire les contes : les plus connus (Hänsel et Gretel, Cendrillon, Blanche-Neige, Le petit chaperon rouge, Le vaillant petit tailleur...) révèlent des détails nouveaux, tandis que ceux qu'on découvre (l'immense majorité) ont un petit air de famille, les contes et légendes de nos pays d'Europe étant un grand vivier commun, une sorte de meccano géant où les mêmes thèmes sont inlassablement recombinés. Il y a beaucoup de vieux rois et de jeunes princesses, de pauvres paysans qui taillent la route et qu'aborde un «petit homme gris», le diable. Ça et là, comme un éclair, un thème nouveau. Et partout, la même question qui fait rêver : de quelles profondeurs du passé viennent-elles donc, ces histoires ? Quels furent leurs inventeurs ? Reconnaîtraient-ils leur œuvre, sûrement déformée au cours des siècles par des générations de passeurs ?

La nouvelle traduction se prétend plus proche que les précédentes du texte original ; universitaire avant tout, elle n'évite pas certaines lourdeurs inutiles. Je m'étonne enfin de trouver, dans un livre issu des presses d'un éditeur si vénérable, «se rappeler» construit («se rappeler de...») comme «se souvenir».


Dessin de Lorenzo Mattotti.
Hänsel et Gretel.

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Dernière surprise du mois : retrouver le rédacteur de ce site, francilien (côté ouest, il est vrai), bombardé écrivain breton ! Le titre de l'ouvrage et son sous-titre disent tout : Regards sur la Bretagne. 40 auteurs - 40 lieux. Quarante portraits de la Bretagne actuelle, d'une extrême variété dans la géographie, la thématique et l'atmosphère, entre les hymnes à une beauté intacte dans certains coins et les diatribes contre les dégâts et pollutions visibles ailleurs. J'ai aimé, notamment, le Dourduff-en-mer de Luc Blanvillain, portrait suavement féroce d'une néo-Bretagne entouristée ; la Saint-Anne-la-Palud des souvenirs de Jean Pierre Nedelec ; l'étrange rencontre à Lannédern de Gérard Prémel, à l'écriture fine et goûteuse : «Grand beau temps, avec courses de nuages inventifs et facéties de cumulus...»

Un pays, dit Eve Lerner, «où les poèmes poussent sur les arbres», «où le réel se noie dans le songe».

«C'est ici pour moi, non que finit la terre, mais que s'ouvre tout un monde», ajoute Gilles Plazy.

Il y a des poèmes aussi, certains splendides (Daniel Kay saluant avec un mélange de ferveur et d'humour «l'éblouissante beauté du monde», Jean-Paul Kermarrec et son «ciel affalé tel un pacha / sur le divan secret de la vallée»), quelques textes en breton ou en gallo, et partout, comme un poème infini, la litanie des noms de lieux bretons si rudes et si beaux, Brignogan, Brendaouez, Kerhornaouen, Ranhir, Ker-Maro...

La cause de ma présence parmi les Gloaguen et les Kervern ?

D'abord, un village du Léon, non loin de Brest, le Guissény des vacances de mon enfance, à qui mon «Adieu à Mme Gac», en fin de volume, rend un hommage plein d'amour.

Ensuite, l'ami Olivier Cousin, maître d'œuvre de l'ouvrage dont il signe la belle préface (laquelle salue entre autres André Suarès, Saint-Pol-Roux et Georges Perros), et qui avait déjà publié il y a trois ans un volume selon la même formule : En Bretagne, ici et là (Keltia Graphic), 40 textes de 40 auteurs.


Il y pleuvait tout le temps autrefois...
Nuages inventifs à Guissény.

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Olivier Cousin, qui enseigne au lycée de Lesneven, non loin de Guissény, m'a connu par mes traductions. Romancier, poète, il donne pour port d'attache à ses écrits sa terre bretonne, ce qui n'empêche pas les escapades. Son roman L'ombre des tableaux (Liv'éditions, 2003) fait voyager un jeune étudiant gallois sur les traces de son grand oncle qui fut lié au peintre Sérusier, ami de Gauguin. Présenté comme un polar, le livre n'est pas une enquête sur un assassinat, mais une quête qui mènera le jeune homme, et le lecteur complice à sa suite, jusqu'en Espagne à la recherche d'œuvres d'art perdues.

Sous un ciel sans paupière (La part commune, 2010), recueil de poèmes du même Cousin, est presque tout entier tourné vers la Grèce. Cette Grèce «archi-séculaire / aux valises farcies de mythes / aux mille yeux intimidants», elle ne l'intimide guère en fait, les dieux soient loués ! Avec «sel et miel / en guise de boussole», mais guidé par une délicieuse irrévérence, il en donne une image mêlant ferveur et blague, pleine de tendresse amusée. Comme cette évocation d'un restaurant de Mycènes, «...long comme un hall d'aérogare / blanc comme un temple aux cuisines / en inox avec frigos cyclopéens / Le trésor d'Atrée / c'est la caisse enregistreuse». Le pope sur la couverture fait plutôt la tronche, mais le livre entier pratique toutes les formes du sourire, y compris celui, béat, que provoque la vision d'une harmonie par endroits et par moments préservée, quand «Souplement les arbres tiennent les rênes du monde».


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De la Bretagne à la Grande-Bretagne pour écouter Benjamin Britten. Je pense à lui chaque année aux environs de Noël, à cause de sa délicieuse Ceremony of carols pour deux voix solistes, chœur et harpe que j'entendis plusieurs fois dans mes années musicales, dont une, mémorable, dans une église de banlieue, chantées adorablement par Marie-Hélène Dupard et Françoise Guggenbuhl (que sont-elles devenues ?).

Par la suite, que le petit Jésus me pardonne, j'ai injustement snobé Britten car il n'était pas d'avant-garde ; il n'explorait pas de grands espaces inconnus, il parcourait les banlieues familières de la musique tonale — ce qui n'empêchait pas les découvertes, je le sens mieux aujourd'hui. Il savait faire du neuf avec du vieux, alors que certains dodécaphonistes ont très vite fait du vieux avec du neuf. Et ce qui m'a fait le dédaigner vaguement naguère m'amène aujourd'hui à l'aimer.

Réécouté ces derniers jours des œuvres de lui pour voix de ténor et orchestre que je connaissais déjà, les Illuminations d'après Rimbaud, la Sérénade, le Nocturne, et découvert d'autres pièces pour voix et piano, moins connues, plus étonnantes sans doute : The holy sonnets of John Donne (1945), Winter words sur des poèmes de Thomas Hardy (1953) et des Folksongs harmonisés, avec le ténor Mark Padmore accompagné par Roger Vignoles. Britten savait choisir ses textes... Il déploie pour les mettre en musique des trésors de sensibilité, d'intelligence. Ses harmonies, ses mélodies se déroulent avec une souplesse, une invention perpétuelles.


Couverture de la partition.
Ceremony of Carols.

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Joyeux noël, bonne année, tout ça, je l'ai déjà souhaité ? Voilà, c'est fait.


Gérard Jugnot dans "Le Père Noël est une ordure".
Magie du cinéma, magie de Noël.

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Après la trêve hivernale, le traducteur quittera de nouveau sa studieuse tanière. Le 6 janvier à 20h30, à la Fondation hellénique (47B boulevard Jourdan 75014 Paris), je présenterai en traduction française quelques trésors de la poésie grecque traditionnelle (chants d'amour et de mort, formules magiques thérapeutiques) dans ce qui sera la première de cinq soirées consacrées dans le même lieu à divers auteurs grecs (Valtinos, Koumandarèas, Evstathiàdi, Bourazopoùlou).

La semaine suivante, mini-tournée bretonne, à Rennes le 11 et à Brest le 12, pour présenter le roman de Ioànna Bourazopoùlou, Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ?, ignoré des critiques de la presse écrite, mais dithyrambisé sur Babelio. J'en profiterai pour aller à Lesneven le 13 parler de la Grèce aux élèves de l'ami Cousin, et si l'on me prête un vélo je pousserai une pointe à Guissény faire la bise à Jeanne et Mauricette, avant d'aller marcher sur la grève de Nodeven.


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Au programme de février : Garcin et Autin-Grenier, Davodeau et Jacquet, Borzage et Resnais, Butlin et Bailly, Malle et Minnelli, Sarraute et Sempé, Ivar Ch'Vavar et Troyat (!), ça va comme ça ?


Mario Mariotti, "Manimains" (Dessain et Tolra)
Mario Mariotti, Manimains (Dessain et Tolra)








SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Dire ce qu'on pense est le privilège des vieillards.



2


Quand les autres me fatiguent, c'est que je me lasse de moi-même.



3


Ne dis pas : Quel silence ! Dis : Je n'entends rien.








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