Ils sont gentils, aux éditions du Petit Matin. On se tutoie, on s'embrasse. C'est bien commode la gentillesse : allez donc râler contre d'aussi braves gens quand le chèque se fait attendre six mois, un an, un an et demi... C'est vrai qu'ils ils ont de réels problèmes d'argent. Cette année, tu te rends compte, me disent-ils, on ne partira même pas en vacances ! (Ils habitent une belle maison à la campagne, les pauvres.)
J'ai publié chez eux il y a dix ans un superbe récit, authentique de bout en bout, dont la force résidait en partie dans cette authenticité. Sur la couverture (illustration hideuse + faute de français en 4e de couv.), ils ont marqué «roman». Ils n'ont rien inventé en fait : c'est un vieux truc d'éditeurs de seconde zone, finauds faute d'être fins, qui croient ainsi attirer le gogo. Car les «romans», c'est le bruit qui court, se vendent mieux que les «récits».
Le journal d'Anne Frank, roman. Ouais, bonne idée, coco.
J'étais fumasse et ne l'ai pas caché. Cinq ans plus tard, je leur confie tout de même un autre texte traduit : encore un témoignage. L'auteur n'est pas un pro de l'écriture ; il raconte l'épisode qui a marqué sa vie, au plus près de ses souvenirs. Ce récit est un hommage à une personne réelle, passionnément aimée, disparue. Pour l'auteur, c'est plus qu'un livre : un devoir sacré. Il insiste : avant le texte, sur une page blanche, il a mis ces mots en gros caractères : «Ceci est une histoire vraie.»
Voici le volume du Petit Matin. Tiens, jolie couverture ! Un frais minois, des couleurs pimpantes (le livre est une tragédie noire). J'ouvre... Stupeur. Ils ont osé ! Ils ont encore frappé ! «Roman traduit du grec» ! Quant à la phrase d'annonce, n'osant tout de même pas l'éliminer, ils l'ont collée... en première ligne du texte.
Un roman qui s'annonce «histoire vraie»... J'imagine le vertige du lecteur non prévenu. J'imagine aussi la Ve de Beethoven, par exemple, avec au tout début, avant po-po-po-pom, un roulement de tambour ajouté par l'éditeur.
Je ne vous raconte pas le chagrin de l'auteur, assistant au massacre du haut des remparts de Thessalonique.
J'ai envoyé une lettre de protestation furibarde. M. et Mme Petit Matin, affectant la surprise, l'ont pris un peu de haut, genre Nous on est des pros, on sait ce qu'il faut faire, pourquoi tu t'énerves, tu deviens chieur, mon vieux...
Cinq ans plus tard, je ne suis pas calmé, et l'auteur toujours pas payé.
Adieu, Petit Matin. Le chieur ne vous emmerdera plus. Il cherche ailleurs (et trouve encore) des éditeurs sérieux. Mais si c'était en son pouvoir, il vous collerait dix ans d'interdiction d'éditer, minimum, pauvres nuls, pour tripatouillage aggravé, histoire de vous apprendre à respecter tous ceux, auteurs, traducteurs, lecteurs, à qui vous devez la vie.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°10 en juin 2004)