SOURCIERS ET CIBLISTES


Il y a mille façons de traduire, mais aussi deux pôles entre quoi elles se répartissent. Toute discussion théorique sur la traduction se doit de passer par ce pont aux ânes. Pour reprendre la formulation commode et parlante du théoricien Jean-René Ladmiral, il y a d'un côté les sourciers, qui prennent le parti de la langue-source, ou langue de départ, tâchant de préserver, au sein de leur propre langue, les particularités de la langue étrangère ; et de l'autre les ciblistes, qui prennent le parti inverse, celui de la langue-cible, ou langue d'arrivée, et dont le but sera de produire un texte «en bon français».

Soit la phrase «Up went the rocket», courante en anglais, avec une inversion expressive, mais usuelle. Le sourcier produira un «Vers le haut alla la fusée» assez inhabituel, et le cibliste un «La fusée monta» plutôt plat. Je caricature un peu sans doute. Disons que le français de l'un est mouvementé, coloré, parfois étrange et rocailleux ; tandis que l'autre écrit une langue pure, lisse, guettée par la fadeur. Personne n'est totalement l'un ou l'autre — j'espère. Personne n'est ce Sourcier arrogant, violent, qui refuse tout compromis, fait plier les langues, les usages, tout ça pour aboutir à quoi ? Un charabia. Personne n'est ce cibliste craintif, conformiste, tiédasse, aplatisseur, et finalement tout aussi violent, castrateur de langues, même si chez lui tout reste enveloppé, feutré. Non : chacun penche d'un côté ou de l'autre, selon l'époque, le tempérament, parfois aussi selon le texte à traduire.

Un conseil aux débutants. Auprès des traducteurs de la vieille école ou des grands pros de la traduction, déclarez-vous plutôt cibliste. Devant les intellos de haut vol, les bêtes de colloques, ceux qui pensent la traduction plus qu'ils ne la pratiquent, jouez les sourciers. Sur le marché de la théorie, le cibliste est menacé de ringardise. Lisez Berman, citez Meschonnic, encensez Walter Benjamin.

Je persifle, c'est plus fort que moi. Tout cela n'est pas si simple. Je me sens plutôt cibliste, mais moins qu'à mes débuts ; les sourciers, malgré leurs excès, m'ont appris à assouplir, à enrichir ma langue, à oser davantage ; ils m'ont aidé à mettre du vin dans mon eau.

J'interviewe Annie Saumont, qui fut longtemps une traductrice de première bourre avant de se consacrer entièrement à l'écriture. (Vous l'avez lue ? Non ? Vous attendez quoi ?) Eh bien, «sourciers», «ciblistes», elle n'a jamais entendu parler. Ce qui ne l'empêche pas de traduire aussi bien, voire mieux que certains grands théoriciens de leur pratique.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°1 en septembre 2003)