ENVOLÉES



Je danse, bonds, entrechats, retombée en douceur, comme plus léger qu'avant.

Une baie immense à marée basse. Reflets dans les flaques. Le soleil se lève, orangé dans la brume. Je cours sur un sol souple où je rebondis, longues enjambées, très longues, au bord de l'envol.

Un grand parc. Vastes pelouses, ou petites prairies, entourées d'arbres. Je croise des groupes en maillot de bain, dont quelques femmes aux seins nus qui se détournent un peu à mon approche. Marche difficile, comme dans du sable, penché en avant. Je m'aperçois que si j'arrête de marcher je continue à glisser sans effort, quoique avec lenteur. Des gens me dépassent, à peine moins lentement. Si je me laisse tomber à terre, la poitrine en avant, je sens que je vais rebondir. La première fois, je monte seulement d'un demi-mètre, la deuxième fois de plus d'un mètre. Et tandis que je m'élève pour la troisième fois, bien plus haut, plus haut que les marronniers immenses, avec un frisson d'ivresse, j'aperçois mes parents debout côte à côte, souriants, et d'incroyablement loin je lis, sur les lèvres de ma mère, ces mots qui me paraissent magiques : Au revoir.

J'atterris sur le toit d'un pavillon à un étage. Au moment de redescendre, angoisse : m'envoler à partir du sol, je peux ; mais s'élancer dans le vide ?

La route monte au flanc d'un à-pic, rétrécie au point qu'il faut se coller aux parois, et cinquante mètres plus bas c'est la mer. Encore ce fichu rêve de vertige. Pourquoi ne pas sauter, qu'on en finisse, puisqu'on va se réveiller avant de se tuer ? Je m'élance, un peu anxieux tout de même, et voilà que je ne tombe pas vraiment, je vole en même temps un peu, et me réveille dans un autre rêve.

À vélo dans une montée je double en coup de vent Louison Bobet suivi d'un de ses équipiers, mais c'est normal, il est vieux, dans les soixante ans. Ça grimpe dur, un vrai col. Je roule trop près du précipice, je quitte à moitié la route, mais sans tomber, suspendu entre rêve et réveil.

Halte à un étalage. Piqué un pamplemousse. L'épicier surgit, je jette le fruit et préfère voler dans les airs. Acrobaties surnaturelles, je danse là-haut comme un dieu.

Je vole autour d'une pièce en chantant, d'une voix qui peu à peu gagne en assurance, un grand air d'opéra.

Je m'envole en pinçant au passage, comme une corde de harpe ou un élastique, ptoïng, un câble à haute tension.

J'ai l'impression que la respiration joue un rôle. Je vole mieux les poumons pleins.

C'est une représentation théâtrale, ou un bal. Je vole, nous volons, je traverse les plafonds et même les époques en fondu enchaîné, je suis un fondu enchaîné moi-même, là-haut près des dorures et des lustres, tantôt archange venu annoncer la nouvelle aux hommes, tantôt pauvre type oublié dans les cintres.

C'est pourtant vrai, je sais voler. Je l'oublie trop souvent, mais quelle exaltation chaque fois que ça me revient. Cette fois j'entraîne dans mon vol Odile, que j'aimais quand j'avais seize ans ; en la touchant je lui donne la légèreté, même si nous flottons à peine, toujours au bord de redescendre. Deux ou trois fois nous allons frôler le sol. Enfin je la dépose, et du même coup redeviens lourd.

Un type du coin m'a pris dans sa voiture. Terre plate, criblée de flaques. La route se perd peu à peu dans la mer. En arrivant à l'eau la voiture décolle, pique à nouveau, touche la mer et se volatilise, les deux autres et moi sommes libres dans l'air, d'ailleurs je suis seul et la mer n'est plus qu'une rivière bordée d'arbres. Empoignant les hautes branches, retrouvant un peu de poids, je me pose.

Mon vol n'est jamais souverain. Ce n'est pas moi qui en décide ; je ne prends pas mon envol, il m'est donné. Je ne peux lancer le mouvement, juste l'infléchir. Je suis un chien au bout d'une longue laisse, si je ne tire pas trop on lâche un peu de fil, donnant donnant — aucune directive, simples suggestions : et si maintenant tu redescendais ? Négociation feutrée, à mots couverts, entre deux parties également puissantes et discrètes, pesanteur, légèreté, oscillants plateaux de la balance.

Vol très lourd, brouillard total. Je tourne en rond. Une main saisit la mienne, je me réveille. C'est la main de ma mère. Puis je me réveille une deuxième fois, pour de bon, seul dans mon lit.

Devant la maison de mes parents. Une de mes tantes me parle depuis la salle de bains au premier. Des ouvriers entrent et sortent. Je m'envole, mais pour monter je dois agiter les bras le long de mon corps.

Je vole, mais comme presque toujours, de justesse, à peine maître de mes mouvements, montant par un gros effort de volonté, retombant en courbe jusqu'à effleurer le sol. Oui, mais cette fois c'est enfin pour de bon, je sens que ce n'est plus un rêve. Ce qui le prouve : le seul fait que le rêve revienne si souvent ! Je prends soin, tout en volant, de passer devant un miroir : si je peux me voir dedans, cela prouvera que ce n'est pas un rêve. Je me vois — comme sur une très vieille photo, presque effacé.

En fait, un seul moyen probant : m'assurer que les autres me voient. Deux femmes sont assises dans la grande salle. Je leur crie d'en haut, Vous me voyez ? Tournées vers moi, elles restent immobiles quelques secondes où je me sens quasiment transparent. Puis l'une d'elles, enfin, hoche la tête une fois, lentement, profondément.

Quel plaisir. Il suffit d'une poussée du pied, je suis en l'air. Mais aussitôt le doute habituel revient : si c'était un rêve ? Il faut attirer le regard de ces trois femmes, comme je l'ai déjà fait d'autres fois. J'évolue au-dessus d'elles en ondulant des bras, je les appelle. Leurs yeux me suivent un instant, sans expression, comme si elles m'entendaient vaguement sans me voir.

Je raconte à deux femmes que pendant mes rêves de vol j'ai besoin d'être vu pour y croire, sans être jamais sûr qu'on me voit. Elles ne me regardent pas, je ne suis pas sûr qu'elles m'entendent.

Dimanche à Verrières-le-Buisson. Déjeuner de famille chez les parents de la bien-aimée. Je viens d'être présenté à son père. (Il est mort dix ans auparavant.) Trop ému, besoin d'être seul. Je les laisse un instant et m'envole au-dessus des pelouses du grand jardin où se promènent les nièces de l'amie, fillettes ou jeunes filles en robes blanches à dentelles et volants. Elles ne me voient pas, mais ce n'est pas grave, c'est mieux ainsi peut-être, je ne dérange pas, je ne trouble pas la scène, tout en baignant moi aussi dans le bonheur de tous.

Pendant des années, vigie postée au bout de la nuit, j'ai noté les aventures solitaires de mon sommeil. Freud avait confirmé mon intuition que nos rêves étaient la plus profonde réalité — si terrible et incandescente qu'elle ne pouvait se manifester à nous telle quelle, mais filtrée par un voile d'illusion. J'étais à la recherche d'une clef, de je ne sais quel secret sur moi-même ; du bonheur de savoir pourquoi je n'étais pas heureux. J'avais scrupuleusement organisé la chasse. Sur ma table de nuit je gardais en permanence un bloc où griffonner les épisodes les plus frappants, quitte à passer de longs moments le lendemain à déchiffrer mes gribouillis. J'avais soin de boire, juste avant de me coucher, quelques verres d'eau, sachant que l'envie de pisser — qui amenuise le sommeil, l'étire jusqu'à la transparence, un long temps avant d'y mettre fin — est le moyen le plus sûr pour amener le rêve à fleur de conscience.

J'ai dû batailler ferme, toutes ces années, pour les cueillir. Ils sont malins. Ces mines anodines, ces airs crétins qu'ils prennent à la sortie, quand ils passent au contrôle, Ne vous dérangez pas, on n'en vaut pas la peine, on ne pense rien, on n'a rien à dire, y a rien à voir.

Mes rêves d'envol sont parmi les plus intenses. D'avoir lu, adolescent, dans un manuel, que selon Freud ils symbolisaient l'érection et l'épanouissement sexuel, je me suis mis à les multiplier. Ils m'ont aidé à compenser, faux mais triomphaux, ceux non moins fréquents où mon sexe me reste dans les mains, m'obligeant à le revisser tant bien que mal.

Au bout du compte mes rêves ne m'ont rien appris sur moi ; j'ai cru à tort qu'ils ne pouvaient rien m'apprendre, et à raison que me connaître ne valait pas tant d'efforts. Il y a quelques temps j'ai cessé de les noter. Je les ai laissés fricoter en paix au fond de moi, puis s'éclipser à l'aube. Adieu mon inconscient, richesses éparpillées, envolées. Petits salopards, ils m'ont bien eu.


(Transports solitaires)



Philémon
Philémon.

*

Écrire une page, d'habitude, ça n'en finit pas. On y revient tous les jours et à chaque fois ça boite encore un peu quelque part. Tandis que ces «Envolées», avant-dernière partie de Transports solitaires, ont décollé presque sans effort, que c'en est indécent ! Mettant bout à bout mes rêves d'homme-oiseau notés dans mes carnets, coupant juste un détail ici ou là, j'ai vu apparaître une progression, presque une histoire.

Cet élan s'est brisé dès que j'ai eu fini d'écrire. J'ai beau continuer de voler la nuit, désormais je ressasse les mêmes scènes, je tourne en rond.

Trop lu et relu ces pages de Transports solitaires ; elles me sortent un peu par les yeux. Ce qui me plaît encore, c'est la photo de couverture : le petit homme dans le métro peut passer pour un dormeur, et la femme sur l'affiche derrière lui, géante et floue, pour son rêve. Quant à «Envolées» — dont j'aime toujours le titre ambigu —, je suis gêné par le mensonge final. Non, je n'en ai pas fini avec mes rêves ! Je continue de les noter fidèlement. Et je me demande pourquoi. La masse de notes que j'accumule sera bientôt si énorme que la relire excèdera mes forces. Pourtant, je crois naïvement que ce fatras contient la matière d'un livre, ou du moins de quelques pages qui pourraient m'aider à voir plus clair. Voir quoi ? Je ne sais même pas. C'est cela justement qui m'attire. Les seuls secrets qui vaillent sont ceux qui ne se laissent pas deviner.

J'inaugure cette rubrique sans savoir ce que j'y mettrai d'autre. Je veux simplement ouvrir une ébauche de chantier sur les terres du rêve, réfléchir à d'éventuelles écritures. Quelle forme leur donner ? Simple montage de rêves, une fois de plus ? Les récits de rêves, dit-on, sont la chose la plus ennuyeuse à lire ; je n'aurai pas deux fois cette audace. Il y a quelque chose de neuf à trouver, dont je n'ai pas encore idée.

Je ne sais qu'une chose : mes rêves me réjouissent, me nourrissent. En notant les aventures de mes nuits, même les plus infimes, en brassant ce grand tas de petits secrets, je retrouve chaque jour en moi la foi idiote de mes dix-sept ans ; je couve encore des yeux le bric-à-brac de mes nuits comme si dans un coin sombre du grenier, au fond d'une malle, j'allais voir briller des pièces d'or.

Baptisé cette rubrique SLUMBERLAND (le pays du sommeil), en hommage au Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay, bande dessinée américaine vieille d'un siècle, sommet du genre. L'illustration ci-dessus est tirée d'un album des aventures de Philémon, par Fred — autre merveille. Le personnage ci-dessous dort dans L'auberge de Nulle Part, images de Roberto Innocenti, texte de J. Patrick Lewis (Gallimard). Un livre d'une beauté stupéfiante.


Dormeur

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