TOUS MES TITRES


En choisissant le titre d'un livre, je fais en sorte qu'il résume son contenu et sa tonalité. Passant mes titres aujourd'hui en revue, je m'aperçois que tous ou presque tous, plus ou moins, s'efforcent en même temps d'évoquer le sujet jusque dans leurs sonorités. Et ce de façon largement inconsciente : c'est après coup que je le découvre — moi si prompt à gloser sur la musique verbale des confrères. Étonnant, non ?


Une exploration de toute la banlieue de Paris en courant ? Le bout du monde à Neuilly-Plaisance. Titre long car il y a du chemin à faire et on va lentement. Grande variété sonore, huit sons vocaliques différents sur neuf en tout : variété des sons, variété des lieux, avancée régulière comme celle d'une rivière francilienne tranquille. Douceur des sonorités, du e muet final : lumière d'Ile-de-France aux discrets miroitements.

Quelque chose me gêne : les mauvaises connotations de «Neuilly», qui ne sont corrigées que partiellement par celles de «Plaisance».


Plusieurs histoires, dont une (la principale) qui se déroule dans les transports en commun ; le plaisir solitaire évoqué plusieurs fois ; le thème récurrent de la solitude : le tout s'appellera Transports solitaires. (Un des textes est une description auditive des plaisirs en commun...)

Jeu sur les deux sens du mot «transports». J'aime ces titres à double fond, pour le côté amusant du calembour, bien sûr, mais si le calembour m'enchante c'est surtout par sa profondeur, sa complexité : en disant deux choses à la fois il fait entendre que tout est compliqué, mélangé, plein de non-dits et de secrets.

Les sonorités ? Écoutons les consonnes. Début en fanfare : trois nœuds de consonnes, [tr], [sp], [rs], c'est en s'alliant qu'elles sont le plus sonores. Et puis trois consonnes plus sourdes, car solitaires, [l], [t], [r] ; chacun des trois [r] est moins sonore que le précédent, même chose pour les deux [t]. L'e muet final au bord du silence. Deux mots, deux parties qui s'opposent d'autant mieux qu'elles sont en miroir avec leurs sonorités communes. Un départ ascendant, une retombée en forme d'écho affaibli. L'histoire d'un échec, d'une désillusion, retour à la solitude.


Un livre où je collecte les mots des écrivains comme d'autres les herbes sauvages ? Ce sera Verbier ! Un mot-valise pour nommer un livre qui joue avec les mots. Avec un sous-titre explicatif : «Herbier verbal» pour préciser qu'il ne s'agit pas d'une ode à une station de ski suisse, mais surtout en hommage à un autre livre à la gloire des mots : Glossaire, j'y serre mes gloses de Michel Leiris.

Les sonorités ? Cette fois, pas grand-chose à signaler. C'est court, clair et joyeux.

J'avais un autre titre en réserve : Les mains dans les mots, lourdement répétitif, où la reprise du son [lém] tente de mimer le geste de pétrir puisque le travail d'écriture, c'est répétitif, on ne cesse de revenir et de reprendre.


Coups de langue. Encore un jeu de mots, pour la même raison, puisque ce livre est le prolongement du précédent. J'ai repris le titre de ma chronique mensuelle accueillie pendant six ans par la Quinzaine de Nadeau. La langue française et en même temps la langue de notre bouche avec ses associations gourmandes, puisque la lecture est une gourmandise.


Le récit de mon histoire d'amour avec un certain pays méditerranéen ? Elle, ma Grèce. Encore un titre jeu de mots, pour montrer en même temps les deux faces d'une relation ambivalente : au premier plan, la tendresse que j'éprouve pour elle, et derrière, à peine caché, l'agacement que parfois elle suscite en moi. Et encore des sons répétés, genre Les mains dans les mots, car elle m'obsède, la Grèce. La sonorité un peu grise du [è] me convient tout à fait, car je ne montre pas la Grèce faussement joyeuse qui s'accroche un sourire pour draguer le touriste, mais un pays plus sombre, plus secret, plus vrai.


Je publie ensuite un recueil de textes divers concernant mon activité de traducteur, que j'intitule Babel & Blabla, autrement dit «Discours sur la diversité des langues», dans un registre plus cavalier. Encore un titre répétitif, de façon plus appuyée cette fois, plus provocante : ce livre-là, je m'en veux de le publier, on écrit désormais beaucoup trop sur le sujet, et je tiens à manifester mon auto-réprobation par une bonne dose d'auto-dérision. Encore un titre en deux parties, où la seconde vient contredire la première : «Babel» bafouille déjà, mais garde une certaine noblesse, dont «Blabla» reprend les sonorités comme pour s'en moquer, ricanante caricature.


Et voici mes souvenirs de vieux coureur à pied : Cours toujours. Là encore, je répète, mais dans une direction différente, moins pour auto-ironiser que pour faire sentir un effort insistant. Un seul son vocalique, ce [ou] aussi lourd que ma vieille carcasse. Les consonnes, elles, [k], puis [t], puis [j], puis [r], sont de plus en plus étouffées : Ce coureur-là est obstiné, mais il faiblit.


Mon prochain opus publié : un récit autobiographique, enfance heureuse, puis adolescence moins paradisiaque. Cela s'appellera donc Eden et environs puisque j'ai quitté le jardin enchanté sans trop m'éloigner tout de même. Et je m'aperçois après coup, là aussi, que je me répète : là aussi, deux parties opposées qu'un «et» sépare autant qu'il les unit ; là aussi, on descend une pente et là aussi les sonorités le montrent, passant des [é] clairs à des nasales plus sombres. Curieux, cette obsession du déclin, ce mouvement d'effacement.


Allez, on se ressaisit ! Éduquons ! Tel est le titre de mes mémoires de prof ! Un impératif comme dans Cours toujours, car l'auteur a aimé ce métier, il y a cru, il a mouillé sa chemise et tient à convaincre son lecteur que c'est là le plus beau métier du monde. Un titre à double fond comme Transports solitaires, carrément calembouresque comme Elle, ma Grèce, par refus de se prendre au sérieux et reste d'esprit potache. Le con, c'est moi en l'occurrence : un tel titre n'est pas pour rien, sans doute, dans le refus des quatre ou cinq éditeurs sollicités...



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