ENGINS BIEN SUSPENDUS


Drôles de zigs, les points de suspension... On n'est jamais très sûr avec eux. Tantôt ils arrêtent la phrase, tantôt ils la prolongent comme un point d'orgue. Dans les deux cas, le silence qu'ils amènent est lourd des mots qu'ils viennent remplacer. Ce qu'ils suspendent, c'est la clarté du discours, en posant un léger brouillard sur la phrase.

Populaires, souvent sollicités, ils ne manquent pas non plus d'ennemis. Certains auteurs les repoussent avec dédain. C'est vrai qu'ils donnent souvent lieu à des effets faciles, avec ce petit air alangui vaguement racoleur, ou ce clin d'œil un rien vulgaire au lecteur, genre hum hum, tu vois ce que je veux dire...

Et pourtant ce personnage suspect a les faveurs de deux écrivains-phares du siècle dernier, Louis-Ferdinand Céline et Nathalie Sarraute, qui en font un usage immodéré, débordant.

Ces deux-là, que je relis à quelques jours d'intervalle, et qu'apparemment tout sépare, ont tout de même un point commun : le mouvement intense qui parcourt leur prose. Chez eux la phrase est comme électrisée, propulsée par une énergie que les trois points contribuent activement à propager. De façon fort différente, évidemment : poussées rageuses et déflagrations chez lui, tâtonnements et grouillements lents chez elle.

Chez Céline, très souvent, les points de suspension suivent une exclamation : lancer de fusée, explosion (!), puis silence (...) le temps que la fusée et le bruit retombent et que ça puisse péter de nouveau juste après, les trois points jouant donc un rôle de trampoline, intensément dynamique, loin de ce que leur nom suggère d'immobilité.

Début de Guignol's band :

«Braoum ! Vraoum !... C'est le grand décombre !... Toute la rue qui s'effondre au bord de l'eau !... C'est Orléans qui s'écroule et le tonnerre au Grand Café !... Un guéridon vogue et fend l'air !... Oiseau de marbre !... virevolte, crève la fenêtre en face à mille éclats !... Tout un mobilier qui bascule, jaillit des croisées, s'éparpille en pluie de feu !...» etc.

Chez Sarraute, pas de déplacements verticaux type montagnes russes comme chez Céline, mais une activité horizontale. Toute phrase est une recherche, où les trois points allongent la phrase — non pas de façon affaiblie, mourante comme le veut la tradition, mais activement, dans une tension, une extension le plus souvent répétée, comme les doigts au bout d'un bras tendu, comme un tâtonnement de tentacules. Avec, là aussi, pas mal d'ambiguïté, dans un mouvement dont on ne sait pas toujours s'il sépare ou lie les phrases ou membres de phrases, s'il fait retomber la voix ou l'empêche de retomber.

Le planétarium :

«Là... dans la ligne de sa joue, de sa paupière, de son front... il y a là quelque chose qui fait penser à ce qu'il a découvert, à ce qu'il a prélevé sur certaines têtes de statues précolombiennes, aztèques... c'est difficile à déceler, il faut une longue initiation, de grands efforts, parfois, pour capter cela : une certaine force austère, une grâce rude... Et cette courbe un peu molle, un peu ingrate... pauvre... vulgaire...»

On sent bien là, dans la dernière ligne surtout, cette progression lente, hésitante, obstinée, par approximations successives. On avance, alors qu'ailleurs, le mouvement tend à tourner en rond, comme au début du même Planétarium :

«Non vraiment, on aurait beau chercher, on ne pourrait rien trouver à redire, c'est parfait... une vraie surprise, une chance... une harmonie exquise, ce rideau de velours, un velours très épais, du velours de laine de première qualité, d'un vert profond, sobre et discret... et d'un ton chaud, en même temps, lumineux... Une merveille contre ce mur beige aux reflets dorés... Et ce mur... Quelle réussite... On dirait une peau... Il a la douceur d'une peau de chamois...»

Et ça continue comme ça sur trois pages : fascination, idée fixe, la vieille tante obnubilée par la décoration de son appartement, par la perfection du rideau.

Dans Martereau, de même, on fait du surplace :

«Tiens, tiens, quelle surprise... Quel bon vent... Entrez donc... Ma femme est allée faire une course, elle ne va pas tarder... Vous me trouvez en pantoufles au beau milieu de l'après-midi, ça ne m'arrivait jamais, mais c'est l'âge, que voulez-vous, un peu de goutte...

Martereau accueille la jeune fille avec un flot de banalités. Le langage tourne à vide, poussivement, à l'image de ce vieux bonhomme flapi — à moins qu'il ne s'agisse là, au contraire, d'une habile manœuvre, où le retour obsessionnel des points de suspension s'apparente à une série de passes magnétiques, hypnotiques, endormant peu à peu la méfiance de la visiteuse.

La réponse de celle-ci, quelques lignes plus bas, exprime de façon plus classique l'hésitation :

«Mais oui, figurez-vous... C'est vrai... Papa n'a pas pu venir lui-même, il est obligé de partir pour quelques jours, alors il m'a demandé, enfin il nous a dit... D'ailleurs, vous êtes au courant. Il vous en a parlé... C'est au sujet de cette maison...»

Dans ces moments de confusion, ou d'émotion intense, marquée par des phrases interrompues, les points de suspension cessent de lier pour nettement couper, aident la syntaxe à pulvériser la phrase — avec une violence qui reste malgré tout feutrée.

Les trois points pullulant, on atteint une zone extrême, comme ici, à trois pages de la fin du même Martereau :

«(...) il sent mon regard et force un peu sa ligne... pitoyable, désarmé... il se ratatine encore un peu plus... nous l'avons diminué, humilié... nos jeux d'enfants gâtés... je l'ai apporté en pâture et ils l'ont dévoré...»

Le personnage se défait, la syntaxe l'imite, même plus de majuscules, bientôt la phrase ne sera plus qu'un bouillon de petits points où quelques mots surnagent — et c'est alors que la vague reflue : «...mais on dirait qu'il se redresse légèrement, il saisit le fil etc.» et nous avons quatre lignes sans les trois points.

Les passages où ils sont rares, voire absents, ménagent des moments de répit, des pauses avant de repartir, qui servent à mettre en valeur les moments intenses, comme dans un opéra les récitatifs entre deux arias.

Comme il paraît sec alors, le point unique ! On le voit clairement associé à l'immobilité, à la mort. Dans Le planétarium :

«Comme c'est inerte. Pas un frémissement. Nulle part. Pas un soupçon de vie. Rien. Tout est figé. Figé. Figé. Figé. Complètement figé. Glacé.»

Et plus bas sur la même page :

«Tout est mort. Mort. Mort. Mort. Un astre mort. Elle est seule. Aucun recours. Aucun secours de personne. Elle avance dans une solitude entourée d'épouvante. Elle est seule. Seule sur un astre éteint. La vie est ailleurs...»

(Retour des trois points sur le mot «vie», CQFD.)

Oui, mais page suivante, patatras ! Nouvelle suite de points — dans une tonalité opposée :

«Aucun obstacle ne peut plus l'arrêter. Rien ne lui fait peur. Elle se moque des scrupules. Elle brave les interdits. Elle prend ce qui lui convient où bon lui semble.» Et ainsi de suite pendant six lignes encore.

Tonalité opposée ? N'y a-t-il pas, en fait, là aussi, quelque chose de figé, de mortifère, dans cette euphorie excessive qui rend l'être humain solide comme un roc — autant dire comme une statue ? Pour sentir que la vie est là, qui palpite, qui circule, il nous faut les trois points, signe de vie...



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