La phrase longue, nous dit Marcel Cressot, est nécessaire «dès que l'auteur veut communiquer l'impression qu'il est en contact intime avec le mouvement continu et la richesse de la vie». Abondance de matériaux divers, tous magiquement reliés, unis dans un même souffle, et adhésion intime à l'écoulement du temps.
Dans Langue morte, Delacomptée s'éloigne un court instant de son sujet, Bossuet et ses sermons :
«On en étudiait des extraits autrefois, et en province aussi bien qu'à Paris, j'en témoigne, les ayant découverts en seconde dans un lycée de sous-préfecture dont les internes, moi entre autres, couchaient dans des dortoirs de cinquante lits avec vue sur des prés et, par derrière, sur une butte, les vestiges d'un château-fort dévoré par la broussaille au milieu duquel se perpétuait, à demi effondré, un donjon peuplé d'oiseaux.»
Pas très longue, la phrase, mais quel chemin elle parcourt, dérivant sans cesse, pivotant sur ses relatives, des sermons de Bossuet jusqu'au donjon en ruine en passant par le lycée, le dortoir et la butte, les sermons qu'on délaisse à peine évoqués, mais qu'un fil invisible relie au donjon final, histoire de laisser entendre sans doute (sinon que viendrait faire ce décor dans ce livre si concerté, si composé, si peu bavard ?) que les premiers sont à l'image du second, que l'œuvre de Bossuet est elle-même en ruine et plus qu'à demi morte, mais qu'elle abrite encore la vie — auquel cas cette phrase contiendrait, résumé, mis en abyme, le sujet même du livre, et sa fin nous ramènerait sans le dire, avec une discrète élégance, au début.
«La musique se répand dans la maison, une nouvelle fois inattendue, inespérée, intimement troublante, et au fil des secondes une joie légère l'envahit, une reconnaissance infinie pour cette femme qui peut donner tant de plaisir à ses oreilles et pour cette fillette complice, ces deux-là qui l'entraînent entre les volutes du chant bengali où se tressent, comme des liserons, des moments si parfaits qu'il en a brusquement les larmes aux yeux.»
Belinda Cannone
Si le plaisir et la joie légère nous envahissent peu à peu, nous aussi, à la lecture, cela ne vient pas seulement de ce que la phrase raconte, mais de son mouvement savamment construit, de l'habile variété de sa syntaxe qui préserve sa légèreté malgré toute la matière qu'elle charrie, de sa façon souple de se dilater, de s'épanouir, de monter par vagues (on croit que ça va finir et ça repart), dans une progression à la fois verticale (les énumérations : «inattendue... inespérée... intimement..., pour cette... pour cette... ces deux-là...) et de plus en plus horizontale (les coordinations : qui... où... si parfaits que...), les trois relatifs participant des deux dimensions, si bien que la phrase, tout en dessinant ses volutes pareilles à celles du chant évoqué ici, monte lentement par vagues, enveloppante, empilant les subordonnées comme les bonheurs jusqu'à la chute finale, ces larmes tel un trop plein d'émotion qui déborde. La fin ne serait-elle pas plus brusque encore sans «brusquement» ? Ne chipotons pas. Cette phrase est belle à pleurer !