«Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l'aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait.»
Phrase magique ouvrant un livre magique, le Balcon en forêt de Gracq. Deux parties dans la phrase : on est dans la ville, on la quitte. Une même syllabe, [il], pour la fin de la première et le début de la seconde, comme pour suggérer un mouvement contraire, la phrase tournant sur sa virgule, la seconde partie déroulant ce que la première a enroulé. Mais ce qui fait mieux sentir encore ce mouvement contraire, c'est un jeu sonore qui couvre toute la phrase, fondé sur la fréquence des allitérations. Le son [l], insistant au milieu, absent au début et à la fin, joue là un rôle central. Les autres allitérations fortes («faubourgs et fumées», «laideur du monde») se situent chacune dans une des deux parties, de façon presque symétrique, l'une tout près du nœud central, l'autre avant la dissipation finale ; elles sont du côté de la ville prosaïque, tandis que leur effacement annonce l'entrée dans une campagne enchantée.
Autrement dit, l'allitération n'est pas bonne ou mauvaise en soi ; elle joue un rôle également important par son absence que par sa présence, l'art consistant à doser les répétitions en fonction de l'impression à produire.
Et cela vaut, naturellement, pour la poésie comme pour la prose.
Instant éblouissant et qui vaut d'expier,
Où rusé, résolu, puissant, ingénieux,
L'invincible désir s'empare des beaux pieds,
Et comme un thyrse en fleur s'enroule jusqu'aux yeux !
C'est le vers 2 qui nous intéresse : la densité allitérative du début (les [r], les [z], les [u] qui se desserre ensuite. Ce qu'Anna de Noailles cherche à mimer, ce n'est pas le désir qui s'enroule, mais le désir qui se déploie, son épanchement vainqueur après avoir amassé de l'énergie en piétinant sur place.
Le vers 1 est un peu sur le même modèle, avec son assonance au début et rien ensuite, sauf que dans ce cas la répétition est du côté de l'exultation triomphante et sa disparition du côté de la retombée, de la débandade — cette fin de vers étant par ailleurs une débandade y compris sur le plan poétique...
Poésie, prose, même combat, disons-nous :
François Thibaux :
«J'y étais chez moi, parmi les orties, la menthe, les pans de murs, les poutres en décomposition.»
De «parmi» à «poutres», tout un réseau serré, [p], [r], [t], [m], [l], bourdonnement sonore. Puis virage : «en décomposition», aucun des sons précédents (sauf un petit [p] caché à l'intérieur du mot), disparition qui nous fait entendre que quelque chose ici se défait.
Autre prosateur qui connaît la musique, Georges-Olivier Châteaureynaud :
«Bruines, crachins, brusques averses, pluies battantes, j'accueillerais volontiers tout ce qui me viendrait du ciel.»
[br], [ui], répétitions intenses, mais voilà «battantes» qui ne reprend qu'un simple [b], au début, avant d'introduire d'autres sonorités : là aussi, virage, élargissement. Le héros s'imagine enfermé dans une tour médiévale et contemplant le ciel qui va lui dilater l'âme, comme si cette pluie obstinée allait finir par nettoyer le ciel.
Béatrix Beck enfin :
«Au cours Jeanne de Chantal, révérences, génuflexions, vousoiement. À l'école communale, tutoiement, gros mots, argot.»
Pour dire l'école bien élevée, on évite les allitérations, de même que le français soi-disant élégant évite les répétitions. Du côté de la communale, toutes les consonnes ([t], [m], [g], [r]) répétées ! Plus le [o] qui pilonne la fin de phrase. Décidément l'allitération est une sacrée comédienne : chez Gracq, tout à l'heure, elle exprimait la laideur ; la voici de nouveau, lourde et vulgaire, dans un rôle antipathique — elle qui sait si bien se rendre ensorcelante, elle que je vénère sans modération.