Puisque l'ébriété invite à chanter, un atelier d'écriture sur le thème de l'ivresse doit se pencher sur les chansons, et en priorité sur celles qui évoquent l'ivresse.
Quiconque a pratiqué le chant choral connaît cet air de la Renaissance :
Quand je bois du vin clairet,
tout tourne tourne tourne tourne tou-ou-ourne...
Et qui ne se souvient pas de l'un des chefs-d'œuvre de Claude Nougaro ?
Je suis sous sous sous sous ton balcon
comme Roméo oh oh Marie Christine...
(...)
Je suis ron ron ron rongé de remords...
(...)
je suis bourré bourré bourré de bonnes intentions...
Nougaro s'est inspiré (en faisant bien mieux) d'une rengaine de 1932, «Rosalie elle est partie», signée Henri Allibert :
Car je suis sous je suis sous je suis sous je suis sous son cha
-arme
mes yeux sont mou sont mou sont mou sont mouillés de la-
armes...
Ces trois chansons ont deux points communs remarquables :
— elles jouent sur la tendance de la parole ivre au ressassement, au bégaiement ;
— elles privilégient le son [ou], riche et lourd d'émotion presque toujours.
La chanson de Nougaro va plus loin, qui en jouant sur les oppositions de voyelles installe une véritable dramaturgie vocalique. On a d'un côté le soûlot vautré dans ses [ou], et de l'autre Marie Christine sur son balcon, fille inaccessible, pour qui l'auteur a choisi [i], vif, lumineux, qui culmine dans l'aigu.
Les fans de Nougaro savent quel éblouissant parolier c'était. Ils seront sans doute étonnés en découvrant une stratégie similaire dans une chanson moins cotée sur le plan artistique : le célébrissime «Boire un petit coup c'est agréable» de Félix Boyer. Allez, on chante en chœur :
Boire un petit coup c'est agréable,
Boire un petit coup c'est doux,
mais il ne faut pas rouler dessous la table...
Il y a là, si l'on veut bien regarder de près, un conflit, une sourde bataille entre deux sonorités. D'un côté [ou], qui souligne le désir d'ivresse ; de l'autre [a], qui incarne le raisonnable. C'est la sagesse qui va l'emporter : v.1, les deux [a] encadrant [ou] contrôlent la situation ; v.2, [a, ou, ou], tentative de [ou] pour déborder, plutôt timide ; v.3, [a, ou, ou, a, a], ça chauffe, [ou] se débat en se redoublant, mais [a] s'impose en redoublant aussi et aura le dernier mot.
Félix Boyer serait sans doute le premier surpris d'une telle analyse, qui est sans doute une première mondiale... N'empêche, si cette aimable chansonnette — ou du moins son premier couplet — s'est installée si solidement dans nos mémoires, c'est sûrement qu'elle avait des vertus cachées, et peut-être bien qu'en voilà une : la parfaite adéquation de la musique des mots à ce qu'ils disent, qui inconsciemment nous comble et provoque en nous une douce ivresse.