Dans Lettrines I, Julien Gracq raconte, entre autres moments de bonheur, un matin où il parcourt en voiture la Montagne Noire. Il passe par «...des clairières petites et jeunettes, si fraîches et si matinales que malgré soi au fond de chacune d'elles on s'attendait d'entendre chanter le coucou. À chaque lacet qui me hissait plus haut le long de cet espalier tout emperlé d'une rosée baptismale, la respiration se faisait plus légère — au nord, de plus en plus loin, sous les réseaux de la brume, on voyait s'étendre les vastes plaines du Castrais — et de virage en virage il me semblait que je me haussais vers les royaumes du Matin.»
Comment ai-je pu lire ces deux phrases, il y a quarante ans, sans entendre d'où venait une bonne part de leur magie ? Il est clair pour moi aujourd'hui qu'elle ne vient pas seulement de l'étrange image finale, mais aussi d'un usage raffiné des sons vocaliques.
Clairières, jeunettes, fraiches, elles, attendait... Un leitmotiv, un ostinato en [è], et à la fin, changement soudain : «coucou». Le chant de l'oiseau ressort d'autant mieux qu'il se détache sur un fond d'une autre couleur ([è], son plutôt gris, discret, peu voyant, fournissant un fond parfait), et que dans ce qui précède ce son [ou] n'a pas été entendu une seule fois.
Ce n'est qu'un début ! La phrase qui suit reproduit le même schéma. Lacet, hissait ; faisait, légère ; plaines, Castrais ; semblait, haussais... La note finale, cette fois, soigneusement évitée là aussi depuis trois lignes, c'est le [in] de «matin», dont le tintement fut rarement aussi argentin. Ce [in] n'a rien d'extraordinairement sonore, il n'imite rien ; sa force vient uniquement de sa position privilégiée (la fin de la phrase) et d'un soigneux travail de préparation.
Ce n'est pas tout. Dans la seconde phrase, les répétitions de [è] sont plus nombreuses (huit au lieu de cinq) et plus organisées : quatre groupes de deux, cette répartition par couples rappelant, à une plus petite échelle, le couple formé par les deux phrases. Une, deux ; une, deux... On dirait presque les lacets de la route. Le réseau des [è] n'est pas seulement un fond statique, il est orienté, animé. Tout le passage déroule un lent mouvement d'amplification qui mime la montée de la route et du bonheur du voyageur.
Trois pages plus loin, nous sommes en Sologne.
«Pays qui se referme et se pelotonne sur lui-même à la façon d'un ciel de nuages, et qui rend moins invraisemblable, à le visiter, l'équipée du Grand Meaulnes vers le château perdu : la lumière qui disparaît derrière les arbres, la bergère aperçue de loin dans une clairière, et sur laquelle les fourrés se referment avant qu'on l'atteigne.»
Le schéma est différent, mais les matériaux identiques. Cette fois, la phrase ne monte pas régulièrement vers un sommet, elle progresse vers un point central puis s'en éloigne : flux et reflux. Là encore, cependant, tout s'organise autour de l'alternance entre sons vocaliques. Le fond, là aussi, est constitué par un tapis de [è], placés le plus souvent à des moments forts : referme, même, ciel ; lumière, disparaît, derrière ; bergère, clairière ; laquelle, referme, atteigne — le son [è] ayant même le dernier mot ! Le son vedette, soigneusement raréfié, cette fois c'est [u] : si l'on excepte un «du» et un «sur» très en retrait, [u] n'apparaît qu'au cœur de la phrase, en pleine lumière, au moment du château entrevu, puis, écho affaibli, pour la seconde vision, celle de la bergère. À noter, pour renforcer l'effet de rideau qui s'ouvre et se referme, tout un réseau de symétries sur le thème [è, u, è] : les trois [è] au début et à la fin (que renforce la répétition de «refermer») ; schéma répété en petit, dans un mouvement non plus d'amplification mais de réduction, lorsque le second [u] («aperçue») est flanqué de deux [è].
Éternelle question : toute cette fine stratégie est-elle préméditée, calculée en détail ? Si oui, c'est admirable. Sinon, ce n'est pas moins prodigieux. Mais au fond — éternelle réponse —, qu'importe ? C'est le résultat qui compte. Admirable, prodigieux, en effet.