COUPER COURT


«Les cuistres critiquent le fringant : son livre porte sur comment faire la cuisine et lui préfèrent sur la manière de faire la cuisine. Ils ont bien tort : on fait toujours mieux lorsqu'on emploie un mot plutôt que trois.»

Ce n'est pas un jeune écrivain qui le dit, mais Maxime Cohen, homme de la vieille école, dans ses charmeuses Promenades sous la lune. Ce désir de légèreté, de vitesse, quitte à brusquer un peu la syntaxe, s'il n'est pas présent chez tous nos auteurs actuels — hélas —, est malgré tout assez répandu.


«Votre adresse, vous habitez toujours ? Oui, madame. Votre téléphone, c'est encore ? Non, dit Braine, lui, il a changé, maintenant c'est.»

Christian Gailly, Lily et Braine.

Doublement élégant. D'abord, rien de trop, juste l'essentiel. Ensuite, l'impression de vide et d'artifice que crée l'absence d'une partie du discours n'est pas multiplié, mais divisé par la triple et régulière occurrence de l'effet, trois fois en fin de phrase, qui nous permet de nous y habituer tout en créant un effet ludique et dansant de rime, de refrain.

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«Fut un temps, il n'y avait pas moins de cinq débits de boisson».

Elisabeth Filhol, La centrale.

Au départ, il s'agissait d'éviter la lourde répétition du «il» en début de phrase. On aurait très bien pu se débrouiller sans ce «fut un temps», qui apparemment n'existe pas dans la langue. On aurait eu tort : il passe tout naturellement, et mériterait de passer dans l'usage. Mais l'auteure ne s'arrête pas là. Dans le même livre :

«Il m'a fait signe. Écoute.

Ce que j'ai d'abord pris pour du silence et qui n'en était pas.»

Ce qu'on avait pris d'abord pour une phrase complète n'en était pas une ! Non seulement la syntaxe, avec sa fausse piste, mime habilement la croyance détrompée, mais elle fait apparaître encore plus subtilement, une fois la phrase terminée, une vague présence qui la précède : les mots non dits nécessaires à l'enchaînement des idées. Quelque chose comme : «J'ai écouté, et entendu ce que etc.»

Le nucléaire, c'est mystérieux. On fait silence autour, mais on devine que derrière il se passe des choses, d'autant plus inquiétantes que cachées... Rarement ellipse aura été mieux en situation — la syntaxe elle-même, ici, devient politique !


«Roxane tremblait, je ne savais si d'excitation ou de crainte.»

Michel Host, Roxane.

Au lieu de «je savais si c'était...» et l'on peut voir dans cette ablation du verbe «être» un simple souci de légèreté, puisque la phrase est suivie par : «Oui, c'était Leïla». (Le pauvre verbe «être» souvent sucré ces derniers temps, jugé comme allant de soi sans doute, inutile.) Oui, mais on pouvait fort bien tourner autrement, aller plus vite encore : par exemple, «tremblait, d'excitation ? de crainte ?» Il semble que ce petit choc syntaxique soit voulu. Il exprime peut-être le désordre de l'émotion. Comme quoi — et cela vaut également pour l'exemple précédent — couper court ne sert pas seulement à alléger le texte, mais aussi, parfois, à le charger en énergie.


On ne s'étonnera pas de ce que la poésie s'empare du procédé.

Poésie contemporaine avec Ariane Dreyfus :

«La main jusqu'à la bouche, bâillon passionnément.

Pour ne pas larmes.»

Phrase dense, fermée comme un poing serré devant la bouche. Coupée comme le flot des larmes, étouffée comme l'émotion.


Poésie plus traditionnelle avec (par exemple) Paul Valéry, dans sa très belle traduction des Bucoliques de Virgile. Ménalque est «aussi noir que toi clair» (que toi tu es clair). «Célébrons les forêts, mais dignes d'un consul» (à condition qu'elles soient). Évidemment, ces élagages sont dus d'abord à une contrainte : faire entrer le maximum de matière dans le moule étroit du vers, sachant que latin est bien plus concis que notre langue. Mais le poète-traducteur fait de nécessité vertu : elle est belle, cette langue poétique ramassée, et ce qu'elle pourrait avoir de massif est atténué par le côté abrupt, évasif de la syntaxe, créant un langage où s'allient la pierre et l'air.


«Gantées, elles leur versaient l'aumône d'une main ostentatoire, chevelures relevées, joues poudrées, lèvres peintes, des perles au cou, on s'écartait, elles ôtaient leurs gants, bénitier, se signaient, on les saluait...»

Jean-Michel Delacomptée, Langue morte.

Il s'agit d'un texte contemporain, mais consacré à Bossuet et la prose de l'auteur prend volontiers des accents d'époque. Sans doute Bossuet n'aurait-il pas balancé ce «bénitier» désinvolte, mais dans cette phrase ample l'ellipse ne paraît pas déplacée, tout en jouant habilement des contrastes. Au lieu d'un interminable «trempaient leurs doigts dans le bénitier», rien qu'un mot, geste vif, machinal : elles y mettent le bout des doigts une seconde puis continuent d'avancer avec la même désinvolture élégante, sans que le bref plan de coupe interrompe le lent déroulement de leur procession.



«...c'étaient des gens très provinciaux, que la solitude avait rendus sauvages, et que la pauvreté avait rendus craintifs.»

Marguerite Yourcenar, Alexis.

On ne comprend pas ce qui a empêché Mme Yourcenar d'oser le pourtant anodin : «que la solitude avait rendu sauvages, et la pauvreté craintifs». Ô désolante lourdeur !



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