Dans un roman de Georges-Olivier Châteaureynaud, Mathieu Chain, une scène scatologique s'étend sur plusieurs pages, d'autant plus saisissante que le mot «merde», qu'on a tout le temps sur le bout de la langue, n'est jamais prononcé. L'absence de ce mot le rend paradoxalement plus présent, de même que dans un film d'horreur l'ombre du monstre est plus effrayante parfois que le monstre lui-même.
Ce procédé du mot absent est sûrement plus courant qu'on ne le pense, quoique par définition très difficile à repérer. Il concerne souvent les mots tabou, notamment ceux du sexe, mais pas seulement pour de banales raisons de convenance.
Pierre Michon dit que dans La Grande Beune, texte hanté par le désir, les organes sexuels masculins ne sont jamais nommés, sinon par le biais de la métaphore, pas plus que la bandaison, «alors qu'on bande tout le temps», et que ce n'est pas l'effet d'une quelconque pudeur : il s'agit d'exacerber le désir en l'empêchant de se dire, de le laisser circuler plus librement ainsi masqué, comme si nommer revenait à fixer, à immobiliser, à réduire.
Ne pas nommer revient à créer un flou, un mystère. Les romans et les nouvelles de Zyrànna Zatèli se déroulent pour la plupart dans un même lieu : la petite ville de province où l'auteure passa son enfance. Elle en donne une description réduite au minimum, allant même jusqu'à interdire deux mots à son traducteur : «ville» et «village». On ne doit pas savoir précisément où l'on est. Ce qui renforce efficacement, tout au long de ses récits, leur climat d'étrangeté impalpable, de magie diffuse.
Dans les romans anciens et quelques modernes, des noms de lieux, mais aussi de personnes sont cachés derrière une simple lettre suivie ou non de trois petites étoiles. Souci de discrétion ? Sans doute, mais ce n'est pas tout. Ces étoiles cachent moins qu'elles ne montrent : elles marquent l'entrée au pays enchanté de la fiction, riche en zones d'ombre et en secrets, où tout semble fait d'une autre matière, plus vague ou plus dense, on ne sait, et c'est pourquoi ces petits signaux un rien désuets nous font toujours frémir d'attente heureuse.
Michon encore : sa Creuse natale, dans Vies minuscules, quoique reconnaissable, n'est jamais nommée, ce qui l'agrandit, faisant d'elle une contrée fabuleuse, hors des cartes, à la fois plus lointaine et plus proche.
Le roman de Cosmas Polìtis que je traduis ces temps-ci a pour personnage principal omniprésent la ville de Smyrne vers 1900. Or le nom de la ville n'apparaît nulle part. Ce qui rend ce silence plus criant encore, c'est cette admirable trouvaille : tout au long du livre, en contraste, lieux et personnages sont minutieusement décrits et nommés. Pourquoi ne parler que de Smyrne sans jamais dire son nom ? demande un critique à l'auteur. La réponse est curieuse : la tradition, dit Polìtis, défend de nommer les morts que l'on aime.
Le lecteur peut imaginer d'autres raisons : l'écrivain n'a pas besoin de nommer sa ville natale, sa ville chérie, sa mère, pour lui elle est la Ville, LA ville ; sa perte (l'ancienne Smyrne a disparu, brûlée en 1922 par les Turcs, tandis que les Grecs en étaient chassés) a laissé un vide immense, que l'absence du nom figure aussi à sa façon ; cette absence peut enfin dire, indirectement, ce que cette douleur a d'indicible. Cependant la réponse partielle de l'auteur a le mérite de mettre en lumière l'origine lointaine, et par conséquent la dimension religieuse, ou du moins sacrée, du non-dit — le sacré dans son sens le plus large, le maudit comme le béni, ce qu'on ne veut pas ou n'ose pas toucher. Dieu non plus ne doit pas être nommé.
S'agissant de la mère perdue, coïncidence : François Thibaux, qui fut orphelin très tôt, dit que le seul mot qu'il ait toujours évité d'écrire dans ses romans, c'est «maternel».
Si je puis m'inclure immodestement, il est un mot que systématiquement je contourne, à moins que ne veuille ironiser sur lui : Littérature et ses dérivés. Je sais, c'est excessif et partiellement inexplicable. Deux raisons à cela peut-être, inverses : mon adoration pour la chose (elle est ma déesse à moi), mon aversion pour le mot. La «littérature», selon moi, c'est le balisé, l'institutionnalisé, l'empesé, le routinier, le factice ; c'est un type en costard et non la belle fille nue ; c'est le papillon une fois mis sous verre et sous étiquette. Ce qui se fait de beau, de vivant, de neuf, n'a pas de nom.