Comment réagir quand on se fait allumer sur le Net ?
Un justicier, masqué d'un pseudo, vient d'inaugurer son blog (www.ipernity.com/blog/h.egolithe) en dézinguant Yves Bonnefoy, Julia Kristeva et l'humble serviteur des volkonautes. Me voilà en noble compagnie ! Pour un obscur petit bonhomme, c'est une consécration, même si mon nom, devenant parfois Volkowitch, Volkovith ou Volovitch, souffre un peu dans l'aventure.
J'imagine que les deux stars qui m'entourent traiteront la chose par le mépris, blasés qu'ils sont — d'autant qu'on les reprend sur des broutilles et de façon peu cohérente. Quant à moi, rarement attaqué jusqu'ici, j'ai lu les quatre longues tartines de l'agresseur (six articles !) avec soin et beaucoup d'intérêt. Ce qu'on me reproche à moi est plus sérieux. Par delà une formulation hâtive et une malveillance qui crève les yeux, ces méchantes pages me posent une ou deux bonnes questions et c'est pourquoi j'écris ces lignes — non pour répondre, mais afin de mieux m'interroger.
Cible de la diatribe, le traducteur de la poétesse Kiki Dimoula, ou plus précisément l'auteur de la postface à Mon dernier corps, paru chez Arfuyen. J'y expose entre autres ma façon de rythmer le poème traduit. Ce qu'on me reproche ? Ma méthode de comptage des syllabes. Soit le vers :
de peur de renverser une goutte.
J'avance que ce vers, pour moi, compte huit syllabes, ce qui met en rage mon contradicteur. Selon lui, il y a là entre six et neuf syllabes, selon qu'on élide ou non les e muets. Ce qui est indiscutable. Conclusion : «Ou Volkovitch ne sait pas lire, ou il ne sait pas compter.»
Je le trouve tout de même un peu sévère. J'aurais dû préciser, il est vrai (je l'ai sans doute fait ailleurs, je ne sais plus, je m'y perds un peu) que je choisis la prononciation qui me paraît la plus naturelle, avec élision ici du e de «une», en vertu du principe qu'en poésie non versifiée on prononce à peu près comme en prose. Je crois bien qu'aucun lecteur ne dira «de peur d'renverser», et encore moins «d'peur d'renverser». (Ou peut-être chez les Ch'tis ?) J'admets que dans certains coins du sud de la France on entendra «uneu goutte», voire «uneu goutteu» (ce qui nous mène à dix syllabes), mais il faut se faire une raison, l'écriture et la lecture ne sont pas des sciences exactes. Disons que j'ai indiqué au lecteur, pour l'aider à entendre les rythmes, ma petite scansion à moi, qui est sans doute celle d'une majorité — que les régions me pardonnent cet impérialisme parisien.
Il est des cas moins clairs, je le reconnais. Comme cet autre vers que je mentionne :
avec les mêmes gestes qu'on fait...
En ce qui me concerne je l'entends octosyllabique («mêm(e)s gestes»), mais je reconnais qu'on peut prononcer le e de «mêmes», ce qui donnerait neuf syllabes. (Ou quelque chose entre les deux, toutes les syllabes n'ayant pas le même poids, la même durée.) Dans certains cas cette imprécision du français me désole ; ici, la différence me semble négligeable. Elle serait évidemment plus gênante si le vers venait clore une période, alors que celui-ci n'est qu'une brève transition en milieu de phrase, l'essentiel se trouvant presque toujours à la fin.
Et pourtant, entre huit et neuf syllabes, pour mon oreille du moins, il y a d'habitude un fossé. L'un des fondements de mon travail rythmique, c'est la distinction entre les rythmes pairs plutôt carrés, et les vers impairs qui introduisent une rupture, un déséquilibre. (En fait, c'est plus compliqué, en fonction notamment de la coupe du vers : un alexandrin coupé 7+5 boîte, alors qu'un neuf syllabes coupé 3+3+3 tient posément sur ses pieds.)
Là aussi, le censeur inconnu ricane ; comme j'ai le malheur d'annoncer que j'utilise un vers de neuf syllabes pour produire une impression de lourdeur, il m'oppose aussitôt Verlaine et ces vers aériens que tout le monde connaît, parfaitement nonosyllabiques (je ne sais si le terme existe) :
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair,
Plus vague et plus soluble dans l'air,
sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Lourd ou léger, le neuf syllabes ? Voilà qui m'intrigue. Merci à toi, sniper anonyme, qui me pousses à prolonger et préciser ma recherche !
En fait la réponse est assez simple. Le poids d'un vers dépend de son environnement. Un nonosyllabe venant après une suite de vers pairs ou même un seul, surtout si ces vers sont plus courts que lui, sera ressenti comme une rupture, un frein, un poids. (Un octosyllabe après une suite d'heptasyllabes a toutes les chances de produire le même effet.) Mais si les neuf-syllabes se suivent sans interruption, alors l'absence de pulsation binaire crée un suspens, un début d'apesanteur — surtout lorsqu'un Verlaine, avec une belle finesse de touche, dissout progressivement la cadence dans les trois premiers vers. Mais gardons cela pour une autre fois.
En fait, l'accusation va plus loin et touche à l'essentiel. Mon erreur, c'est d'adapter mes rythmes à mon sujet ; de croire qu'il est bon de dire la lourdeur avec des rythmes lourds et la légèreté avec des rythmes (et des sonorités, pourrait-on ajouter) légers. Admirons la perspicacité de mon juge : il m'a percé à jour. II a compris qu'à l'origine de ma démarche il y a une vision de «la poésie comme un retour au langage édénique où les mots collent à l'expression des choses». Ce qui représente pour lui «une esthétique scolaire digne des petites classes».
«Esthétique scolaire»... Me trompé-je en voyant là une pointe de mépris ? Pourtant cette définition me semble juste. Et elle m'enchante. Je n'ai toujours pas quitté les «petites classes». J'ai été plus proche de la poésie à l'école primaire avec Mlle Lebrun ou Mme Clocheau qu'avec certains profs de khâgne. J'ai gardé du langage une conception primitive, instinctive — celle des sauvages et des enfants. Je crois fermement qu'il a d'abord voulu mimer le monde. Que la poésie est un effort pour renouer le lien entre les mots et les choses et retrouver un âge d'or perdu. À tout ce qui nous arrive (sensation, émotion, pensée) correspond selon moi un rythme et des couleurs sonores qui l'expriment idéalement ; s'en rapprocher, c'est entrevoir le paradis.
La poésie, même la plus savante, n'est-elle pas un peu l'enfance du langage ? Mais je vois soudain se dresser devant moi les adultes. Il y a toute une famille d'esprits — mon sermonneur n'a rien inventé — qui depuis Platon condamnent ma croyance. Ils veulent, j'imagine, arracher le langage à ses racines trop concrètes, à sa matière originelle, pour en faire un pur esprit. L'«harmonie imitative» comme disent les manuels scolaires, pour eux c'est bébête et puéril. «Pour la critique de ces idéologies poétiques, écrit mon instructeur, je renvoie à l'œuvre de H. Meschonnic, après laquelle on devrait essayer de penser autrement !»
«Idéologies», dans le dialecte des années 60, c'était une injure infamante ! Allons bon. Je ne suis pas meschonniquement correct. C'est un peu dommage pour mon standing, mais pas dramatique, du moment qu'on me laisse continuer à jouer dans mon bac à sable et à décrire ma façon de faire les pâtés aux lecteurs curieux et bienveillants, de façon un peu simplette sans doute — doucement porté par ma petite foi naïve et enfantine.