PHRASES DÉRIVANTES


«Au premier rond-point, celui qui vous détourne de l'entrée du village et vous cueille à froid, la décision, suivre le panneau ou s'engouffrer dans la rue principale, on a quelques secondes pour la prendre décomptées en degrés et minutes d'angle de rotation, centrale EDF, caractères bleu roi sur fond blanc, à peine le temps de quitter la campagne et c'est à nouveau la campagne, mais changement de cap, cette fois plein sud à travers les marais asséchés et les cultures de maïs, le ciel était sombre, sombre à la manière d'un ciel d'été quand il est sombre, à cause de la lumière malgré tout et des contrastes de couleur, un ciel d'Irlande ou de mousson plutôt qu'un ciel d'orage, car il n'y avait aucune tension dans l'air.»

Cette phrase d'Elisabeth Filhol, dans La centrale, suit le mouvement de la voiture, hésitant, tâtonnant, avec le va-et-vient des temps verbaux entre le passé de narration et les passages au présent deux fois (des présents de vérité générale, mettons), les suspens de ses infinitifs et de ses passages sans verbes, une phrase errante, flottante, suspendue mais hypotendue, comme déchargée de son énergie, et voilà comment grâce à la syntaxe — matériaux lourds agencés d'une main légère — un récit factuel qui risquait l'ennui devient une évocation sourdement obsédante.


«Assis en face d'elle dans le bus qui nous ramenait en ville, je me souviens, comme je pouvais lire sur sa peau la fatigue qui sillonnait son visage, elle, les yeux fixes sur dehors et la mer sous nos pieds tandis que le bus s'embarquait sur la rade, sur le pont au-dessus de la rade, elle comme à chaque fois au retour des promenades, elle posait son index sur la vitre et me disait, regarde.»

Tanguy Viel, Paris-Brest

Encore un trajet.

Tel que c'est parti le sujet de la principale doit être le narrateur, on peut même croire que cette principale arrive avec «je me souviens» — il se souvient comme (c'est-à-dire de quelle façon, à quel point) il pouvait lire ladite fatigue, mais non, fausse route, «comme» voulait plutôt dire alors que, le sujet principal c'est «elle» qui prend le pouvoir, reprenant la phrase en main comme la situation après un moment de fatigue, de flou, de confusion, qui affirme ce pouvoir en se martelant trois fois en début de proposition, comme trois coups de poing sur la table, et voilà que la phrase file doux et droit, comme si le premier «elle», sujet de la principale et «regarde», son verbe, séparés par trois lignes, étaient deux clous aux deux bouts d'une toile bien tendue.

Encore une phrase dérivante, mais cette fois en deux parties bien nettes, changeant clairement de cap et de couleur.


Autre phrase tournante, toujours chez Viel :

«Non, je n'y ai jamais pensé mais c'était pire que ça, comme quelque chose en deçà de la pensée qui circulait en moi, comme un désir souterrain qui faisait comme une force télépathique, ai-je compris plus tard, que c'est moi qui ai incité le fils Kermeur à y penser tout seul.»

De la pensée souterraine à la conscience lucide, la phrase saute brusquement, tournant autour d'un pivot doté d'une partie visible («ai-je compris plus tard») et d'une partie souterraine qu'il faut lui substituer («j'ai compris plus tard», s'enchaînant à «que c'est moi») pour que tout finalement s'enchaîne. À phénomène inconscient, incontrôlable, souterrain, phrase souterrainement construite.


Plus tard dans le même roman de Viel, la syntaxe va carrément se briser.

«Alors silencieusement on a ouvert l'armoire où elle gardait l'argent, où Albert avant elle, selon cette vieille confiance en l'argent fiduciaire, plusieurs liasses posées là sur l'étagère etc...»

Rupture totale, comme si l'infraction-catastrophe du vol devaient se doubler d'une infraction-catastrophe syntaxique, comme si la vue de l'argent éclipsait, brouillait tout le reste, et ça va encore une fois se démantibuler dans la même phrase, «...sur l'étagère au-dessus de la penderie, là où ni le soleil ni l'air ne semblaient être entrés depuis des siècles, je me souviens, le lendemain en plein jour comme crierait la poussière le long des rectangles qui dessinaient le vide, quand il faudrait que je vienne là raisonner ma grand-mère etc.» — avant que la phrase ne se redresse in extremis (normal, puisqu'il est question de se calmer) à l'arrivée du «quand», lequel nous fait comprendre que le «comme» précédent ne voulait pas dire «à quel point», ce qui cassait tout, mais un plus sage «alors que». (Enfin, ne voulait peut-être pas dire. Le calme, il n'est pas sûr qu'on l'ait retrouvé.)


«...cette belle jeune fille dont nos grand-mères parlaient, que toutes elles avaient connue, qui était ici-bas comme l'apparition de la joie neuve et insatiable, qui avait dansé toute la nuit, qui dansait encore, et qui au matin ayant bu d'un trait un grand verre d'eau fraîche, la voilà morte.»

Pierre Michon, Les onze

Attente d'une principale dont le sujet serait la fille, ressort longuement tendu, retendu sournoisement à la fin par ce «ayant» rusé qui laisse attendre une subordonnée en plus de la principale, et là, clac, construction brisée, même pas de verbe, phrase tuée sur le coup. Olé !



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