LE MEILLEUR POUR LA FIN


Une règle élémentaire qui souffre peu d'exceptions : dans une phrase française, le plus important doit être placé à la fin. La dernière impression est celle qui reste, à plus forte raison dans une langue où les mots sont systématiquement accentués sur la dernière syllabe.

Les traducteurs français n'en sont pas toujours pleinement conscients. Témoin ceci :


«...l'excitation que doit ressentir le marin naufragé lorsqu'il aperçoit la terre de son misérable radeau.»

La terre de son radeau ? Pas clair... Mais surtout, la terre doit apparaître à la fin, après la longue attente sur le radeau. Montrons donc celui-ci d'abord et terminons par la vision merveilleuse, laissons-la se prolonger sur ce point d'orgue qu'est un point final.

Soit «... le marin naufragé sur son misérable radeau lorsqu'il aperçoit la terre», soit «... le marin naufragé lorsque de son misérable radeau il aperçoit la terre». La première plus fluide et classique, la seconde plus tordue, plus expressive.


Dans une autre traduction :

«Malgré mes craintes initiales, je ne fus pas soumis à une plus grande pression pour réussir à la suite de sa disgrâce. Au contraire.»

«À la suite» ne dépend pas de «réussir», mais de «fus soumis». La disgrâce précède la pression. L'important, c'est réussir. La clarté, la logique et l'expressivité exigent qu'on inverse les termes — d'autant que l'attente du verbe principal, ainsi prolongée, accentuera l'effet de suspens :

«À la suite de sa disgrâce, malgré mes craintes initiales, je ne fus pas soumis à une plus grande pression pour réussir.»


Dans une traduction, j'ai écrit :

«Mars agonisait, le printemps pointait avec des odeurs lourdes qui se glissaient en douce dans le bureau par les fenêtres.»

Le correcteur corrige : «se glissaient par les fenêtres en douce dans le bureau».

Je comprends sa logique : les odeurs passent d'abord par les fenêtres avant d'entrer dans la pièce. Je rétablis pourtant ma version, car moi aussi j'ai ma logique, à mon avis plus forte. Que nous dit-elle, cette phrase ? Que le monde extérieur envahit une pièce confinée. Disons-le mieux : qu'une pièce confinée est envahie par le monde extérieur. Pour le faire bien sentir, il ne faut pas terminer tristement par le bureau, comme si l'on se repliait sur soi, mais aller aux fenêtres, laisser traîner le regard sur elles — c'est déjà presque les ouvrir, et faire sentir que l'extérieur nous obsède.


Le plus étonnant, c'est que certains auteurs, et non des moins connus, semblent ignorer — ou du moins oublier un instant — ce B, A, BA de l'écriture, au point de laisser échapper des phrases plutôt faiblardes.


«L'esprit veille et fait merveille. Je crois même que je grandis dans la souffrance. Je vois, j'entends mieux.»

Zola ne veut dire pas dire ici que grandir le fait souffrir, mais que souffrir fait grandir. Pourquoi, au lieu de cette phrase étonnamment confuse, n'a-t-il pas écrit, par exemple : «Je crois même que dans la souffrance je grandis», ou «la souffrance m'aide à grandir» ? C'eût été mille fois plus clair, et deux fois plus fort.


«Des contractures dans le dos et la poitrine le raidissaient. Ses nerfs lui brûlaient la nuque. Il pensa que toutes ses dents allaient tomber à la fois.»

Voilà du classique, du solide. Trois symptômes, avec une triple progression : expressive (le plus affreux gardé pour la fin), anatomique (remontée vers la bouche) et syntaxique (deux phrases parallèles à l'imparfait qui débouchent logiquement sur «Il pensa»).

Seulement voilà : François Weyergans, de l'Académie française, à la toute première page de Macaire le copte, n'a pas écrit cela, mais ceci :

«Des contractures dans le dos et la poitrine le raidissaient. Il pensa que toutes ses dents allaient tomber à la fois. Ses nerfs lui brûlaient la nuque.»


Comme quoi les Immortels eux-mêmes ont leurs moments de faiblesse. À qui se fier, grands dieux ?

Aux prix Nobel ?

«...sur des parois où de lointains parents ont peint des figures que le mouvement des torches devait animer, troupeaux de bisons, antilopes, guerriers masqués, chasseurs brandissant leurs sagaies.»

C'est dans Ballaciner, de J.M.G. Le Clézio. Un plutôt bon livre pour une fois. Un hommage au cinéma. Pas mal, cette phrase-là, d'accord, mais enfin que veut dire l'auteur ? Que les peintres de Lascaux ont découvert le cinéma avant les frères Lumière ? Dans ce cas, me semble-t-il, au lieu de parquer les figures en fin de phrase où elles prennent un petit air figé, il valait mieux les montrer d'abord, et ensuite les animer, pour nous faire voir la naissance du mouvement et terminer sur ce moment magique, cette invention du cinéma :

«...sur des parois où de lointains parents ont peint des figures, troupeaux de bisons, antilopes, guerriers masqués, chasseurs brandissant leurs sagaies, que le mouvement des torches devait animer.»

Tout compte fait, mon idée ne me satisfait pas entièrement. C'était beau, cette image finale des sagaies brandies. Alors pourquoi ne pas combiner les avantages de la version Le Clézio et de la mienne ? Ce qui donnerait :

«...sur des parois où de lointains parents ont peint des figures, troupeaux de bisons, antilopes, guerriers masqués que le mouvement des torches devait animer, chasseurs brandissant leurs sagaies.»

Par la grâce du verbe «brandir», qui contient en même temps le mouvement et l'immobilité, nous aurions une fin doublement impressionnante, avec le geste et l'arrêt sur image...



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