RELATIFS PAS MORTS


On l'a dit et répété ici même : les relatifs n'ont plus la cote. Eux qui florissaient à l'âge classique sont depuis deux cents ans considérés lourds et disgracieux.

N'empêche, il arrive qu'ils réapparaissent, et ces maladresses apparentes sont sans doute, parfois, une preuve d'habileté.


Il y a d'abord les écrivains qui pratiquent le grand style, et recourent à l'empilement des relatifs pour marquer leur appartenance à une noble tradition.


Dans son premier livre, Alexis ou le traité du vain combat, la jeune Yourcenar met le paquet :

«Mais j'ai si peu de souvenirs qui ne soient pas amers, qu'il faut me pardonner de m'attarder à ceux qui sont simplement tristes.»


De même, Gide, dix ans plus tôt, dans sa Symphonie pastorale :

«...cette âme pieuse, qu'il me semble que je n'ai fait sortir de la nuit que pour l'adoration et l'amour.» (La phrase apparaît à la première page du livre.)

Ou bien :

«un temps qu'elle prétendait toujours qui serait mieux employé différemment.»

Dans les deux cas, il suffisait d'un «dont» pour arrondir les angles, mais Gide l'a voulue, cette raideur : il prête au pasteur censé manier la plume un français qu'il pratique volontiers lui-même, pailleté d'archaïsmes, en signe d'austérité, de refus de l'élégance.


«Les raisons d'écrire un livre sont toujours moins nombreuses que celles qu'on aurait de s'en abstenir.»

Dans ses Promenades sous la lune (2008), Maxime Cohen pratique un beau français à l'ancienne, choisissant ce redoublement du relatif, placé là aussi au tout début du livre, telle une déclaration d'intention, comme le moyen le plus voyant de marquer sa connaissance de la langue et son amour de la tradition.


Mais ce qui inspire nos auteurs, ce n'est pas seulement l'amour du passé.

«Le gardien qui entamait une tournée d'inspection qui allait durer jusqu'au soir...»

Lourdaude, cette phrase épinglée dans une traduction, mais délibérée ou non, cette lourdeur est la bienvenue, s'agissant d'un travail qu'on devine lourd et interminable.


«Ou de brèves illuminations qui envoient quelques phosphènes qui s'évanouissent au fil des heures.» Claude Burgelin.

Deux gestes successifs : illumination, extinction. Le second «qui» répond du tac au tac au premier, qu'il vient annuler, clic-clac.


«Brod a trahi Kafka et je suis persuadé que Kafka savait que Brod le trahirait.» Arnaud Cathrine

«Kafka le savait» ou «le savait d'avance» aurait suffi. L'auteur répète délibérément pour suggérer subliminalement le caractère complexe et tortueux de la pensée de Kafka.


Revenons à la phrase de Gide :

«...cette âme pieuse, qu'il me semble que je n'ai fait sortir de la nuit que pour l'adoration et l'amour.»

Les circonvolutions de cette phrase anguleuse font imaginer une sortie lente, indirecte, difficultueuse.


Gide encore, dans le même livre :

- «Ah ! quand la nuit eût été plus sonore, quand l'air plus vaporeux, quand plus amoureux les parfums, que m'en resterait-il ce matin, qu'un peu de souvenir cendreux que dans le creux de mon cœur je rassemble, qu'un peu de vent dispersera, ne laissant en son lieu que brûlure.» Gide

Le critique Julien Benda, en plein XXe siècle, critique l'accumulation de ces «que» et leur hétérogénéité grammaticale. qualifiée de «gaucherie fondamentale». Curieux : Benda fustige au nom d'un certain classicisme (clarté, élégance, économie) ces relatifs que Gide multiplie en hommage à la langue classique des XVIIe et XVIIIe siècles. Je ne dirai pas que j'adore cette phrase, mon premier mouvement est de la trouver affectée, mais à la réflexion ces relatifs expriment bien l'accablement, la désolation, répétés qu'ils sont comme un glas, et je plains ce pauvre Benda d'être si obnubilé par la correction grammaticale qu'il en devient aveugle à toute valeur expressive.



*  *  *